Produit et productivité

Sommaire

Sur le paradoxe de Solow : le cas des services financiers et professionnels
      Des évaluations de la productivité divergentes
      Des indicateurs de productivité introuvables
Un concept de produit parfois insaisissable
      Différentes conceptions du " produit " des activités tertiaires
      La productivité, un concept " fordiste "
      L'exemple du commerce de détail
Faut-il abandonner les indicateurs de produit et de productivité ?

par Jean Gadrey.

On assiste aujourd'hui à une remise en cause des indicateurs de produit et de productivité qui conduiraient à sous-estimer les progrès effectivement réalisés dans les activités productives. Si les interrogations récentes sont nées de l'impossibilité de trouver les effets des investissements en nouvelles technologies de l'information dans les statistiques de la productivité, il convient de rappeler que la productivité des services est depuis longtemps l'objet de questionnements.
Jean Gadrey met ici en évidence les difficultés conceptuelles portant sur le " produit ", c'est-à-dire les biens ou les services issus d'une activité de production. Il montre en particulier qu'une vision industrialiste de la productivité rend difficilement compte des activités de services, multiformes et faiblement standardisées.

On utilise des indicateurs à tous les niveaux où l'on prend des décisions économiques. Au niveau national, avec notamment les indicateurs issus de la comptabilité nationale, mais également à d'autres niveaux, à commencer par celui, micro-économique, de l'entreprise. Les premiers sont pour la plupart construits par agrégation des seconds. S'il y a des incertitudes sur la validité des indicateurs macroéconomiques, cela peut être lié à des défaillances des modes d'agrégation, mais c'est le plus souvent parce que les mêmes incertitudes existent aux niveaux inférieurs de la mesure et de la collecte de données. Et ces incertitudes sont aujourd'hui conceptuelles plus que techniques. Un grand nombre d'entre elles portent sur la notion même de produit, sur le concept d'" output ". Bien des difficultés ou des paradoxes économiques trouvent là leur origine (au moins pour une part). En voici trois exemples.

Dans ce même numéro, on montre que les indicateurs de croissance et d'inflation, ceux qui figurent tous les jours dans la presse, qui alimentent en permanence le débat politique et que l'on pouvait croire robustes, objectifs et fiables, sont accusés par les meilleurs spécialistes, les moins suspects d'anti-économisme, d'être très imprécis( 1 ). Aux États-Unis, le rapport de la " commission Boskin ", publié en 1996, estime que pendant vingt ans le taux de croissance de l'économie aurait été sous-évalué de 1 à 1,5 point par an, parce que l'inflation aurait été surévaluée d'autant ! Or la plupart des difficultés identifiées tiennent au fait suivant : on intègre très mal dans ces indices les progrès de qualité des produits ou services et les nouveaux produits ; on se trompe donc sur la nature du produit et sur son évolution.

On se réfère souvent aujourd'hui au " paradoxe de Solow " pour désigner un phénomène troublant, identifié bien avant que Robert Solow l'ait formulé ainsi : " On trouve des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité ". En d'autres termes, alors que l'informatique, outil puissant de réalisation de gains de productivité, s'est répandue largement, au point que l'on parle d'un nouveau paradigme technologique, la productivité du travail mesurée dans les comptes nationaux ou dans les entreprises progresse à des rythmes bien inférieurs à ceux que l'on connaissait il y a vingt ou trente ans. Il semble même y avoir un ralentissement durable des gains de productivité. Serait-ce un effet d'optique ? A nouveau, puisque la productivité du travail est le quotient du produit en volume par la quantité de travail et que cette dernière variable n'est pas trop difficile à mesurer (au moins en ce qui concerne ses variations), ce paradoxe concerne bien le produit, sa définition et sa mesure. L'origine de ce problème est peut-être la même que dans le premier exemple.

Dernier exemple, dernier paradoxe, voisin du précédent mais relevant de la comparaison internationale. Les États-Unis créent, dans les services et le commerce, des emplois par millions. Tel n'est pas le cas en France. Si l'on observe les indicateurs nationaux de productivité du travail, on constate que la productivité progresse plus rapidement en France qu'aux États-Unis. On pourrait donc dire - certains ne s'en privent pas - que c'est parce que l'on fait en France des choix plus " productivistes " qu'aux États-Unis qu'on crée moins d'emplois dans les services et le commerce. Et pourtant, si l'on examine par ailleurs les systèmes techniques, leur modernité, leur diffusion et leur efficacité, l'organisation en chaînes, la logistique, etc., on ne peut que conclure à une avance américaine. Se pourrait-il que derrière les indicateurs usuels se cachent des " produits " de qualité différente, de sorte que, dans toute une série de secteurs, la confrontation mal contrôlée des indicateurs nationaux nous induise en erreur ? Tel est vraisemblablement le cas, comme nous allons le montrer.

Tant l'industrie que les services sont concernés par des difficultés conceptuelles et techniques concernant la mesure du produit et de la productivité. Mais il apparaît que la grande majorité de ces difficultés sont concentrées dans les services. Comme par ailleurs ce secteur rassemble aujourd'hui, dans les pays les plus développés, entre 70 % et 75 % de l'emploi, la remise en cause des indicateurs de produit et de productivité doit avant tout être examinée dans ces activités. Nous allons nous appuyer sur quelques exemples significatifs.

Sur le paradoxe de Solow : le cas des services financiers et professionnels

Revenons sur le paradoxe de Solow : beaucoup de secteurs de services sont passés, depuis vingt ans, à l'ère de l'informatique, et, si l'on fait le bilan des investissements du secteur privé en technologies informationnelles (informatique et télécommunications), on s'aperçoit que les services réalisent l'essentiel de ces investissements. C'est en particulier le cas des banques et assurances, leaders en la matière. Or, d'un côté, les comptes nationaux, en France comme aux États-Unis, indiquent depuis le début des années 80 des gains de productivité très faibles dans ces secteurs, parfois négatifs. De l'autre côté, tout montre que, dans ces secteurs phares de l'économie de l'information, on est en mesure de traiter, avec le même volume de travail, un nombre toujours plus élevé de transactions, de crédits, de polices et de sinistres, à niveau donné de complexité des opérations et des dossiers traités.

Des évaluations de la productivité divergentes

Est-il possible que les comptabilités nationales passent à côté de réels progrès de productivité sans les enregistrer ? La réponse est sans le moindre doute positive, parce que, dans de telles activités, les comptables nationaux disposent rarement de l'équivalent d'une nomenclature de " produits ", telle qu'il en existe en général dans l'industrie, permettant de bâtir soit des indicateurs techniques directs du volume produit, soit des indices de prix permettant de déflater la valeur ajoutée. Dans ces conditions, ils sont contraints, faute de mieux, d'adopter des conventions qui tiennent peu compte des gains d'efficacité réalisés dans le traitement de l'information, des transactions et des dossiers. C'est ainsi que, dans le cas des banques américaines, les comptes nationaux enregistraient, dans les années 80, une progression de 1,2 % par an, en moyenne, du produit réel, défini comme la valeur ajoutée à dollar constant. Pour la même période, le Bureau of Labor Statistics, utilisant une méthode plus sophistiquée tenant mieux compte du volume des opérations réalisées, estimait cette croissance à 4,2 % par an. Compte tenu de la croissance moyenne du volume de travail (0,7 % par an), cela voudrait dire que, dans le premier cas, la productivité horaire du travail aurait été presque stagnante (+ 0,5 % par an) alors qu'avec la seconde méthode elle aurait vivement progressé (+ 3,5 % par an, soit plus que dans l'industrie manufacturière).

Dans le cas de la France, une estimation que nous avions effectuée pour la période 1978-1984 à partir des données de l'Association Française des Banques montrait que si la " productivité " par personne employée était mesurée à partir d'indicateurs techniques tels que le nombre de comptes gérés, et de chèques traités ou compensés, les taux de croissance annuels moyens étaient très élevés (de l'ordre de 10 % par an). Il s'agissait en effet d'une période de réalisation massive d'économies d'échelles dans ces opérations. Mais si cette productivité était mesurée à partir de la valeur ajoutée (ou du " produit net bancaire ", qui est aux services bancaires ce que la marge commerciale est aux services de distribution) à francs constants, elle régressait d'environ 3 % par an.

Dans le secteur des assurances, alors que les comptes nationaux français indiquaient un taux de variation annuel moyen de la productivité horaire du travail de - 3,2 % au cours des années 80, l'utilisation d'une batterie alternative d'indicateurs monétaires ou techniques conduisait à des chiffres nettement positifs, de l'ordre de + 3 % à + 4 %, équivalents sinon supérieurs aux performances de l'industrie manufacturière, ce qui n'étonnera pas les professionnels de l'assurance.

Des indicateurs de productivité introuvables

Enfin, pour ce qui est des services professionnels aux entreprises, un secteur dont la croissance a été exceptionnelle au cours des années 80, et où le recours à l'informatique s'est également répandu (audit comptable, services juridiques, services d'information électronique, études de marché, etc.), il est encore plus difficile de bâtir des indicateurs techniques permettant de cerner les variations du produit en volume. Il est par contre certain que les méthodes d'évaluation de ce produit réel dans les comptes nationaux, fondés en France sur la déflation des revenus monétaires par le coût unitaire du travail (par exemple le barème des honoraires des ingénieurs-conseils), conduisent par définition à annuler tout espoir d'enregistrer des gains de productivité, dès lors que l'essentiel des revenus monétaires est le produit du volume de travail par le taux des honoraires !

Ces trois exemples éclairent la nature du paradoxe de Solow en introduisant de sérieux doutes vis-à-vis de la thèse de la stagnation de la productivité dans les services, au moins en ce qui concerne ces secteurs à haute intensité informationnelle. Mais ils introduisent un autre doute, plus théorique, concernant la validité de l'usage du concept de productivité lui-même dans l'analyse des transformations de la production de certains services et des performances économiques de ces activités. Au coeur de cette question se trouve la représentation du produit.

Un concept de produit parfois insaisissable

Que prouvent en effet les trois exemples précédents ? Qu'il y a une hésitation fondamentale sur ce qu'il convient de considérer comme le produit " réel " de telles activités( 2 ).

Différentes conceptions du " produit " des activités tertiaires

Le produit réel de l'activité bancaire désigne-t-il plutôt le volume des opérations techniques réalisées par les banques pour le compte de leurs clients (approche transactionnelle de l'output), ou plutôt la valeur ajoutée bancaire déflatée (approche monétaire ou financière), sous réserve qu'un déflateur approprié soit retenu ? Le produit réel de l'assurance de dommages désigne-t-il les primes déflatées (ce que paient les assurés, à francs constants), les indemnités déflatées (ce qu'on leur verse), la différence entre les premières et les secondes (la valeur ajoutée par les compagnies, à laquelle on peut ajouter les revenus de leurs propres placements), le nombre de polices gérées ou de sinistres traités, en supposant que l'on puisse répartir les polices ou les sinistres en catégories à peu près homogènes, par analogie avec les gammes de produits industriels ?

Selon les conceptions retenues pour évaluer ce " produit ", la " productivité " pourra progresser vivement, stagner ou régresser. Or aucune de ces conceptions ne s'impose naturellement. Même s'il semble que les évaluations fondées sur des indicateurs d'opérations techniques (transactions, dossiers, polices, sinistres...) soient plus proches de la signification traditionnellement attachée au concept de productivité dans l'industrie, leur mise en oeuvre peut s'avérer impossible, compte tenu de l'absence de nomenclatures et de données suffisamment fines pour tenir compte de la structure interne d'un " produit " multiforme, aux composantes relativement peu standardisées.

La productivité, un concept " fordiste "

La productivité est un concept typiquement " fordiste ", bien adapté à l'analyse des performances des systèmes de production de masse de produits standardisés et relativement peu diversifiés. C'est un concept qui convient mal à la production de biens et de services très diversifiés et faiblement standardisés. Or, si certaines activités tertiaires telles que les transports et les communications se prêtent, bien qu'avec certaines difficultés, à des évaluations de leur produit fondées sur des données techniques standardisées (distances parcourues x nombre de personnes transportées, durée des appels x zones de distances et catégories d'appels, etc.), beaucoup d'autres services y résistent, d'une façon qui semble irrémédiable. Un exemple supplémentaire particulièrement important dans un contexte où la maîtrise des dépenses de santé apparaît comme une quête obsessionnelle, est celui de la " productivité " des services hospitaliers (cf. l'encadré page suivante).

Dans ces conditions, l'analyse des performances économiques " réelles " (productivité, efficacité, croissance) de très nombreuses activités de service ne peut échapper à une étape préalable de mise au point de conventions d'évaluation, c'est-à-dire de règles portant sur ce que les uns et les autres conviennent de retenir comme critères d'efficience, dès lors qu'aucun ne s'impose techniquement. Le " produit " de ces services apparaît clairement comme une construction sociale mettant en jeu des points de vue d'acteurs différents. Et on peut alors légitimement aboutir à plusieurs définitions justifiables du produit, qu'il conviendra d'envisager simultanément dans les décisions.

La productivité des services hospitaliers

par Jean Gadrey.

Compte tenu de leurs poids dans l'activité et dans les dépenses sociales, les services hospitaliers semblent d'excellents candidats pour la recherche de " gains de productivité ", et la plupart des discours sur la maîtrise des dépenses de santé font état de l'existence de " gisements de productivité " qui, dans l'état actuel des choses, resteraient largement inexploités.

Comment mesurer le " produit " hospitalier ?

L'analyse de la productivité du travail hospitalier (en se limitant au personnel non médical, qui représente près de 90 % du volume de travail) est en fait d'une extrême complexité, pour une raison fort bien explicitée par un des personnages d'Agatha Christie dans Three Act Tragedy : " Si vous aviez fait des études de médecine, vous sauriez qu'on ne rencontre presque jamais de cas typique ".

Comment peut-on, dans ces conditions, obtenir des indicateurs associés à l'idée de " produit " ? Une première solution, longtemps adoptée, consiste à raisonner en termes de journées d'hospitalisation. Implicitement, l'hôpital est alors envisagé dans sa fonction hôtelière de " producteurs de journées ". Cela est évidemment très critiquable, en particulier dans une période où les procédures médicales et les protocoles de soins ont permis de réduire très sensiblement la durée moyenne de séjour pour des pathologies semblables. Une seconde solution, permettant d'éviter l'inconvénient précédent, consiste à considérer le nombre d'admissions. Elle est certainement préférable, mais elle ne tient pas compte du fait qu'une admission pour un cas grave n'est pas équivalente à une admission pour un cas léger de sorte que si la complexité moyenne des cas augmente, il faudra mobiliser plus de travail hospitalier, toutes choses égales par ailleurs en matière de " productivité " dans le traitement de chaque type de cas : on aura l'impression que la " productivité " décline, alors qu'en réalité, c'est la complexité des cas qui augmente. Tous les services - ils sont nombreux - fondés sur une logique d'entretien, d'assistance ou de réparation (cette analogie a été proposée par le sociologue Erving Goffman dans Asiles [1968]) soulèvent ce genre de difficulté.

On peut penser que ce problème admet une solution dès lors que l'on dispose d'une nomenclature suffisamment détaillée des " cas " ou des " réparations " à effectuer, nomenclature regroupant des " groupes homogènes " de cas, auxquels correspondent des " réparations " bien spécifiées. On se rapproche sans doute de cette situation dans certaines réparations automobiles courantes, qui peuvent d'ailleurs alors être facturées forfaitairement. Avec les services hospitaliers, les choses sont plus complexes. On utilise depuis le début des années 80 aux États-Unis une classification très fine des admissions par " Groupes Homogènes de Malades " (DRG, ou " Diagnosis Related Groups "), comportant quatre cent soixante sept catégories, combinant les pathologies, l'âge et les protocoles de soins. C'est un instrument utile de réflexion sur l'évolution de la structure des cas (ou " case-mix ") et on peut repérer et évaluer sur cette base une sensible complexification moyenne des cas traités au cours des années 80. Mais la connaissance de cet " alourdissement " de la structure des cas ne règle pas tout car, pour reprendre les termes d'Agatha Christie, on ne se trouve pas en face d'une liste de " cas typiques " (qui seraient à l'hôpital ce que la gamme des modèles est à une firme automobile) : à l'intérieur de chaque groupe, la gravité des situations individuelles demeure variable et par exemple, au cours des années 80, il y aurait eu une accentuation de cette gravité moyenne au sein des différents groupes dits " homogènes ".

Productivité ou efficacité du système de production de soin

Par ailleurs, supposons que l'on constate (ce qui est le cas) que, pour des pathologies et des malades semblables, on mobilise aux États-Unis plus de travail de soins qu'en France, correspondant à plus d'examens et de tests, ou plus de précautions pré- et post-opératoires, en relation avec des exigences supérieures des malades, un contexte juridique omniprésent, et des hôpitaux parfois suréquipés et cherchant à rentabiliser leurs investissements. Cela signifie-t-il que la " productivité " y est inférieure ? De toute évidence la bonne question n'est plus alors celle de la productivité (ou efficience opérationnelle) du travail de soins, mais celle du caractère " approprié ", " souhaitable ", de ces protocoles plus lourds et de ces pratiques plus intensives en soins. La question devient celle de l'évaluation de l'efficacité du système de production de soins dans l'obtention de traitements appropriés, ce dernier terme faisant référence aux effets indirects et impliquant des conventions sociales à géométrie variable selon le contexte technologique, social et institutionnel.

Autant dire que la productivité du travail hospitalier n'a aucune chance de pouvoir être réduite à un indicateur synthétique unique et que la réflexion sur l'efficacité du travail à l'hôpital ne peut se fonder que sur des critères multiples, quantitatifs et qualitatifs, c'est-à-dire sur des procédures d'évaluation à la fois de l'efficience opérationnelle des diverses fonctions et de l'efficacité dans l'obtention de résultats sanitaires.

A titre indicatif, dans le cas des hôpitaux américains (où les données sont plus nombreuses et plus détaillées), au cours des années 80 :

  • les journées d'hospitalisation ont diminué de - 2,4 % par an en moyenne ;
  • les admissions ont diminué de - 1,4 % (chiffre brut), ou de - 0,2 % (chiffre ajusté pour tenir compte d'un phénomène de croissance des consultations externes) ;
  • le personnel (en équivalent temps plein) a progressé de 1 % par an.

La " productivité " en termes de journées aurait donc régressé de - 3,4 % par an et, en termes d'admissions ajustées, de - 1,2 % par an. Mais par ailleurs, la complexité de la structure des cas et la gravité majeure des cas auraient progressé sensiblement (+ 1,7 %), ce qui fournirait, si on en tient compte, des gains de productivité très modestes, mais positifs : + 0,5 %. Ce chiffre pourrait être encore plus élevé et atteindre 1,5 % si l'on prenait en considération les variations de l'intensité et de la qualité des services rendus... La gamme des indicateurs possibles irait donc de - 3,4 % à + 1,5 % par an, un écart qui n'est pas inhabituel dans le cas des services !

L'exemple du commerce de détail

On peut compléter les réflexions précédentes sur la base d'une comparaison entre la France et les États-Unis en matière de productivité commerciale. Si l'on examine en effet les chiffres disponibles, qu'il s'agisse des données des institutions statistiques nationales ou des sources professionnelles, il apparaît que la productivité du travail dans le commerce de détail serait supérieure d'environ 30 % en France, en termes de volume des ventes réalisées par heure de travail (ce qui est l'indicateur usuel).

Or si l'on cherche à interpréter ces chiffres, fondés sur une vision industrialiste et " logistique " du produit de l'activité commerciale, à savoir distribuer des quantités de produits, ces quantités étant l'indice d'évaluation du résultat, en considérant au contraire que le produit du commerce est un ensemble de services (et non un volume de biens vendus), on aboutit à une image presque diamétralement opposée de l'efficacité comparée des deux systèmes.

La principale explication de cet écart important entre les deux pays se trouve en effet dans l'incapacité des méthodes de mesure de la productivité commerciale à tenir compte de la dimension de service de la distribution. De façon plus précise, si l'on raisonne par fonctions, l'avance technologique et organisationnelle des États-Unis est sensible en matière de logistique des marchandises, et elle est encore plus nette en ce qui concerne la logistique informationnelle, où la proportion de magasins équipés de scanners, utilisant des systèmes informatiques intégrés, des méthodes de management par produit, etc. y est nettement supérieure. Le fait qu'on utilise aux États-Unis plus d'heures de travail qu'en France pour vendre le même panier de biens n'est donc en aucun cas l'indice d'une productivité inférieure pour les mêmes fonctions techniques : l'explication réside dans le niveau bien plus élevé des services directs rendus à la clientèle, qu'il s'agisse de l'assistance directe, de la livraison à domicile, de l'importance relative de la préparation de plats en magasins, de la proportion de rayons de distribution individualisés, de l'éventail des choix proposés (le nombre de références en magasin est de 50 % à 100 % supérieur, à niveau identique des ventes), voire des horaires d'ouverture si l'on estime que leur extension joue positivement sur le niveau de service offert. C'est bien la conception même du produit qui est en cause.

Or aucune des statistiques actuelles de produit et de productivité du commerce ne permet de rendre compte de ce phénomène-clé : pour un même volume statistique de ventes, le service commercial n'a pas la même importance ni le même contenu qualitatif aux États-Unis. Le produit est de nature différente.

Les conditions historiques de l'invention des indicateurs

par Alain Desrosières.

Avant d'être un nombre, l'indicateur est un énoncé sur la société. C'est bien pour cela que des nombres en apparence comparables, mais produits à des époques ou pour des pays différents, peuvent n'avoir que peu en commun, même pour un indicateur aussi apparemment " évident " que celui de la population (Brian, 1994), sans parler des classes sociales, du taux d'activité ou de la criminalité. La question de la genèse des indicateurs est donc celle de la genèse sociale d'objets jugés sociaux, c'est-à-dire susceptibles d'être pensés, et donc mesurés, en tant que tels. De nos jours, l'illettrisme, la toxicomanie ou la maltraitance des enfants sont de tels objets, alors que l'amour de la campagne ou la générosité n'en sont pas. Une histoire des indicateurs statistiques devrait donc une histoire de l'émergence de tels objets : au début du XIXe siècle, le chômage ou la population active n'en faisaient pas partie, alors que, de nos jours, ils sont parmi les plus importants. La question des indicateurs est liée à celle de l'action coordonnée et rationnelle d'institutions (l'État, puis, plus tard, des associations, des entreprises). L'indicateur est une phrase contenant des nombres, justifiant et mettant en forme une action, ou un débat public à propos de celle-ci. C'est parce qu'il y a une action, sur et dans la société, à mener, à coordonner ou à combattre, que des indicateurs sont produits et exhibés.

[...]

Ce passage essentiel, d'un État libéral, hygiéniste et charitable, garant des droits politiques, à un État à visée solidariste, garant de droits sociaux, et notamment du droit, alors tout nouveau, du travail salarié, induit un renouvellement complet des circuits de production et d'usage des indicateurs statistiques. En quelques années, entre 1880 et 1900, tous les grands pays industrialisés mettent en place des " offices du travail ", chargés de préparer de nouvelles législations, de bâtir des systèmes de protection et de décrire la population salariée. L'économie, la production, auparavant ignorées par les indicateurs statistiques, apparaissent par le biais indirect du travail salarié. Là est le domaine où une implication de l'État comme garant de l'ordre social apparaît nécessaire, alors que le marché des biens et services autres que celui de la force de travail lui est encore complètement étranger. Ces deux décennies de l'antépénultième grande crise économique inventent les indicateurs statistiques des salaires, des prix, de l'emploi, du chômage, des grèves (M. Perrot, 1974), alors que la suivante, celle des années 30, sera à l'origine de la macroéconomie keynésienne, de la comptabilité nationale et de l'évaluation, auparavant peu concevable, d'un " taux de croissance ".

Source : Extrait choisi par la Rédaction des Cahiers français dans l'ouvrage d'Alain Desrosières, Les indicateurs socio-politiques aujourd'hui, sous la direction d'Élisabeth Dupoirier et Jean-Luc Parodi, Paris, L'Harmattan, 1997, pp. 21-24.

Faut-il abandonner les indicateurs de produit et de productivité ?

La remise en cause des indicateurs actuels de produit et de productivité s'impose donc : dans de très nombreux secteurs (car nous n'avons fourni que quelques exemples, mais on pourrait allonger la liste : éducation, administrations publiques, services sociaux, activités associatives, culture, etc.), ils faussent la vision des progrès effectifs, et ils biaisent les comparaisons. De façon grossière, la moitié de l'économie française (en termes de poids relatif dans l'emploi) est selon nous aujourd'hui analysée sur la base d'indicateurs de produit et de productivité plus ou moins défaillants.

Cela dit, il serait aussi irresponsable de recommander leur abandon que de pratiquer leur utilisation sans esprit critique, et ceci pour deux raisons. D'abord, y compris dans le secteur des services, les biais restent limités et maîtrisables dans certaines activités dont les prestations sont relativement standardisées et peuvent donner lieu à des nomenclatures par groupes de services suffisamment homogènes. Ensuite parce que, dans d'autres cas, on peut améliorer les indicateurs existants en prenant mieux en compte l'effet qualité et en affinant les nomenclatures existantes, en enrichissant les critères de performance.

De façon générale, ce n'est pas l'abandon de ces indicateurs qu'il faut viser mais leur amélioration ou enrichissement, leur relativisation et leur diversification : s'il est vrai, comme nous l'avons vu, que plusieurs conceptions du produit et de la productivité peuvent légitimement coexister, il est recommandé de ne pas supprimer cette diversité légitime mais au contraire de la prendre au sérieux dans les processus décisionnels en évitant de tout projeter sur un seul axe, un seul critère, nécessairement arbitraire. Cela conduit à insérer l'analyse des performances dans des processus d'évaluation multicritère et pluraliste.

Au fond, ces difficultés et ces paradoxes, qui apparaissent dans un premier temps comme des questions techniques réservées à des économistes et statisticiens, pourraient bien contribuer à faire prendre conscience que les indicateurs économiques (y compris ceux de croissance, de produit et de productivité) ne sont jamais que des constructions sociales, historiquement datées, conventionnelles. Il est donc normal qu'ils évoluent, dans leur définition et dans l'usage qu'on en fait, avec les techniques et avec les systèmes de valeurs. Mais, comme notre monde social et politique n'est pas seulement reflété par ces indicateurs, mais qu'il est également institué par eux( 3 ), les remises en cause nécessaires relèvent de décisions politiques majeures. Elles ne se régleront pas seulement entre spécialistes mais aussi par le débat public sur la signification sociale de la croissance, du progrès et des performances économiques.


( 1) Cf. les articles de J.-L. Biacabe, p. 23 et B. Commelin, p. 35.

( 2) On s'inspire ici d'analyses présentées de façon plus approfondie dans notre ouvrage, L'économie des services, Paris, La Découverte, 2ème édition, 1996.

( 3) Alain Desrosières in Les indicateurs socio-politiques aujourd'hui, sous la direction d'Élisabeth Dupoirier et Jean-Luc Parodi, Paris, L'Harmattan, 1997.

Les cahiers français, n° 286 (05/1998)
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Auteur : Jean Gadrey (Professeur à l'Université de Lille I) .