Productivité et valeur ajoutée : des relations complexes

Sommaire

Distinguer flux physiques et flux monétaires
Quand la productivité augmente et la valeur ajoutée diminue
L'évasion obligée des gains de productivité
Analyse par secteurs

par Guillaume Duval.

Sous le titre : " Le paradoxe de la productivité ", Alternatives économiques a publié dans son numéro d'octobre 1997 l'article suivant de Guillaume Duval.

Une forte progression de la productivité ne permet pas toujours à une entreprise de mieux se porter et d'éviter de licencier. En fait, plus que la productivité, c'est sa contrepartie monétaire qui compte, la valeur ajoutée qui reste au sein de l'entreprise. Deux grandeurs qui peuvent évoluer de façon divergente.

Lundi matin, 10 heures. Réunion dans le hall d'un établissement de la société X. Le grand patron est venu spécialement de Paris pour s'adresser à l'ensemble du personnel. Un peu inquiets, ceux-ci l'attendent, sagement assis sur les chaises de la cantine, en chuchotant à voix basse. 10 h 01 le voilà ! Après un bref salut, il entre directement dans le vif du sujet : les résultats ne sont pas bons. Il ne sont pas négatifs, mais pas suffisamment positifs non plus et les actionnaires deviennent nerveux. Les transparents se suivent et se ressemblent : la société Y fait beaucoup mieux que nous dans tel domaine, la société Z nous prend des parts de marché grâce à son nouveau concept logistique... Bref, il faut licencier et réorganiser pour augmenter la productivité. Quelques questions. 10 h 45, c'est terminé. Le grand patron est déjà en route vers son avion et sa prochaine réunion du même genre. Les salariés se regardent, ils ne comprennent pas : ils ne sont plus que 76 alors qu'il y a cinq ans, avant le plan social de 1994, ils étaient encore 98. Et pourtant ils produisent aujourd'hui un tiers de plus qu'à l'époque. Comment peut-on leur dire que leur productivité n'a pas suffisamment augmenté ? Combien de salariés ne se sont-ils pas posés cette question ces dernières années ? Mais si les salariés ont raison, le directeur n'a pas forcément tort non plus. Explication.

Distinguer flux physiques et flux monétaires

La productivité est une donnée physique : une quantité d'objets fabriqués ou de services rendus par unité de temps. Augmenter la productivité consiste donc à produire plus d'objets ou de services dans le même temps : douze paires de chaussures au lieu de dix par heure. Mais en fait la productivité n'est pas en elle-même déterminante pour une entreprise, sa survie et son succès. Ce qui compte, c'est le résultat, la contrepartie monétaire de cette productivité : la valeur ajoutée par chaque salarié pendant chaque heure de travail. Et l'évolution de cette valeur ajoutée ne dépend pas uniquement de celle de la productivité. Elle dépend aussi du prix auquel l'entreprise parvient à vendre ses produits et ses services et du prix auquel elle achète ceux qu'elle transforme et consomme. Quand elle devient supérieure au salaire, cette valeur ajoutée permet de dégager un profit pour rémunérer le capital qu'il a fallu engager pour faire tourner l'entreprise.

Evidemment, plus une entreprise a besoin de machines complexes et de capitaux importants pour fonctionner, plus cet écart doit être important pour rémunérer correctement ce capital. De la même façon, si l'activité d'une entreprise nécessite des salariés très qualifiés, il lui faudra être capable de dégager une valeur ajoutée élevée pour pouvoir se les offrir. Autant dire que la valeur ajoutée par heure de travail et son évolution sont des indicateurs essentiels de l'état de santé d'une entreprise. Mais productivité et valeur ajoutée peuvent fort bien évoluer dans des directions différentes : la productivité peut augmenter quand la valeur ajoutée diminue. Et c'est l'origine de notre paradoxe.

Quand la productivité augmente et la valeur ajoutée diminue

Il peut en être ainsi, tout d'abord, quand l'augmentation de la productivité résulte d'un investissement mal dimensionné. Imaginons une entreprise de chaussures qui produit manuellement dix paires par heure de travail. Elle vend chaque paire 100 francs et achète pour 50 francs de matières premières. Grâce à l'acquisition d'une machine, elle porte cette production à douze paires par heure. Ses prix de vente et d'achat ne changent pas, mais l'utilisation de cette machine lui revient à 110 francs par heure de travail sous forme d'amortissement. La valeur ajoutée par heure de travail était de 10 x (100 - 50) = 500 francs, elle devient 12 x (100 - 50) - 110 = 490 francs. Bien que chaque salarié produise désormais 20 % de plus, douze paires de chaussures au lieu de dix, la valeur qu'il ajoute durant une heure de travail a en réalité baissé. Cette machine est trop coûteuse par rapport au surplus de productivité qu'elle permet. Au lieu d'aider à augmenter la valeur ajoutée par les salariés, elle la fait régresser.

Autre raison fréquente d'une évolution divergente entre productivité et valeur ajoutée : beaucoup d'entreprises ne savent pas ou ne peuvent pas conserver en leur sein le fruit des gains de productivité réalisés.

Parce que, sur le marché, ses produits ou ses services ne correspondent plus au goût et à la mode du jour, ou bien parce qu'ils ne tiennent pas la route au niveau de la qualité, ou encore parce qu'un concurrent utilise un nouveau procédé beaucoup plus performant. Il se peut également que les offreurs, nombreux, soient en position de faiblesse face aux acheteurs ou tout simplement que les consommateurs n'accordent plus autant d'importance à ce bien ou à ce service et ne soient donc plus prêts à le payer aussi cher.

Le " benchmarking " : un exercice difficile

Le " benchmarking " est à la mode. Il s'agit de comparer les performances d'une entreprise avec celle de ses concurrents dans tel ou tel domaine particulier. Pour cela, on met souvent en avant des indicateurs comme les chiffres d'affaires par employé ou le nombre de produits (des voitures par exemple) fabriqués par chaque salarié. L'objectif est généralement de justifier des plans de licenciements à l'aide d'indicateurs plus faibles que les concurrents. Mais on compare en fait des entreprises qui ne produisent jamais strictement les mêmes choses. Si une société se contente de coller des étiquettes sur des produits sans les concevoir ni les fabriquer, elle sera imbattable en termes de chiffre d'affaires par tête ou de nombre de produits par personne. Mais elle ne sera pas forcément réellement plus productive qu'un fabricant qui produira en interne beaucoup de composants (on dira qu'il est très intégré). Peu nombreuses sont les études de benchmarking qui respectent une stricte déontologie dans leur méthode d'élaboration et la présentation de leurs résultats. Et ce n'est pas seulement le fruit d'une mauvaise volonté, il est tout simplement extrêmement difficile de comparer deux entreprises, même quand elles sont directement concurrentes sur les mêmes marchés. Elles ont en règle générale toujours effectué des choix un peu différents en matière d'organisation ou d'intégration verticale. Cela suffit à rendre particulièrement hasardeuse toute comparaison partielle.

Les raisons d'une telle évolution peuvent être multiples, mais, à ce jeu, il y a toujours des gagnants et des perdants. La bagarre interentreprises et intersecteurs pour l'appropriation des gains de productivité est notamment l'arrière-plan des grandes manoeuvres qui opposent régulièrement industrie et distribution. Celles-ci ont récemment abouti à la loi Galland sur " la loyauté et l'équilibre des relations commerciales ", qui vise à renforcer la position des industriels face aux distributeurs pour leur permettre de conserver plus facilement le fruit de leurs gains de productivité ( 1 ).

L'évasion obligée des gains de productivité

Reprenons notre entreprise de chaussures qui produit dix paires par heure de travail. Grâce à une réorganisation de ses ateliers, elle réussit à augmenter cette production à onze paires sans avoir besoin d'automatiser. Dans le même temps, le prix de vente de chaque paire baisse de 100 à 95 francs et la valeur de ce que l'entreprise achète à l'extérieur pour fabriquer une paire de chaussures reste, elle, stable à 50 francs. La valeur ajoutée pour chaque heure de travail, qui était de 10 x (100 - 50) = 500 francs, devient alors 11 x (95 - 50) = 495 francs. Bien que la productivité ait augmenté, la valeur ajoutée par l'entreprise a stagné une fois encore. Si, durant la même période, les prix ont augmenté en moyenne de 2 % dans l'ensemble de l'économie, la valeur ajoutée par cette entreprise de chaussures aura même reculé de 3 % en termes réels. Productivité plus élevée ne signifie donc pas toujours valeur ajoutée supérieure. Que ce soit à cause d'un investissement trop coûteux ou d'une évolution défavorable des prix à l'achat ou à la vente. Au niveau de chaque entreprise, l'évolution de la valeur ajoutée par tête est un mélange intime, inextricable, de l'efficacité de l'organisation, du choix approprié des moyens de production, du rapport de forces sur les marchés en amont et en aval de l'entreprise et de l'adaptation de son offre à la demande. Elle ne correspond finalement à aucune " justice " particulière. Ce ne sont pas forcément ceux qui ont fait le plus d'efforts de productivité qui s'en sortent le mieux.

Les activités à forte valeur ajoutée

(valeur ajoutée nette par an et par personne, en milliers de francs)

Electricité, gaz et chaleur 634
Manutention, entreposage 491
Industrie pharmaceutique 465
Matériel informatique 446
Boissons 435
Télécommunications 430
Chimie organique 424
Location immobilière 422
Activités audiovisuelles 416
Raffinage de pétrole 400
Produits d'entretien 385
Captage, traitement des eaux 354
Immobilier 352
Armes et munitions 344
Grain et alimentation du bétail 332
Chimie minérale 332
Activités informatiques 328
Matériel de télécommunication 321
Aéronautique et spatial 320
Cokéfaction et nucléaire 320
Services professionnels 319
Location sans opérateur 318
Transport aérien 316

Source : INSEE, Images économiques des entreprises au 1er janvier 1995, calculs Alternatives économiques

Les activités à faible valeur ajoutée

(valeur ajoutée nette par an et par personne, en milliers de francs)

Action sociale 131
Fabrication de fibres artificielles synthétiques 157
Hôtels et restaurants 162
Grandes surfaces 165
Sécurité, nettoyage et services divers aux entreprises 169
Sélection et fourniture de personnel 172
Industrie de l'habillement fourrure 172
Etoffes et articles maille 173
Magasins d'alimentation 179
Santé 181
Industrie de la viande 186
Industrie du cuir et de la chaussure 187
Industrie du bois et articles bois 190
Transport de marchandises 193
Services aux particuliers 193
Construction navale 194
Fonderie 195
Fabrication cycles et motocycles 197
Fabrication de meubles 199
Education 199
Fabrication matériel hifi radio télé 200
Bâtiment travaux publics 206

Source : INSEE, Images économiques des entreprises au 1er janvier 1995, calculs Alternatives économiques.

Analyse par secteurs

On le vérifie en consultant la liste des secteurs de l'économie française. Les armes, les télécommunications, la distribution d'eau ou la production d'électricité apparaissent comme des activités à haute valeur ajoutée. Alors que la construction navale ou la fabrication de matériel hifi figurent parmi les activités à faible valeur ajoutée. On se doute bien que si les premières sont apparemment très productives, elles ne le doivent pas seulement à la qualité de leur organisation, à la qualification de leur personnel (que personne ne conteste) ou à l'ardeur au travail de leurs salariés. Il y a aussi, bien sûr, un rapport direct avec la situation de monopole ou d'oligopole très fermé des premières entreprises sur leurs marchés, en comparaison avec les marchés très concurrentiels sur lesquels opèrent les secondes.

Être productif, créer un maximum de richesses en un minimum de temps, c'est le concept de base de l'économie intelligente : celle pour qui la question centrale posée aux hommes est de parvenir à vivre mieux en se fatiguant le moins possible. Aucune amélioration n'est possible, ni pour une entreprise particulière ni pour la société toute entière, si l'on cherche à freiner les gains de productivité. Seulement voilà : l'inverse n'est pas vrai. Il ne suffit pas qu'une entreprise augmente sa productivité pour améliorer sa situation et celle de ses salariés. Il faut encore que l'entreprise parvienne à en conserver le fruit en valorisant ses produits sur le marché.


( 1) Voir " Haro sur les grandes surfaces ", Alternatives Economiques n° 137.

Problèmes économiques, n° 2551 (14/01/1998)
Page 24
Auteur : Guillaume Duval.
Source : Alternatives économiques, octobre 1997. Pour retrouver l'intégralité des articles parus dans Alternatives économiques, consultez le cédérom d'archives édité par le CRDP de Montpellier, http://www.ac-montpellier.fr/crdp/services/prod/AE/altereco.html