Productivité

Sommaire

La productivité, une notion complexe et difficile à mesurer
      Productivité physique, productivité en valeur
      Productivités partielles, productivité globale
Les gains de productivité au coeur de la dynamique économique
      Gains de productivité et niveau de vie
      Gains de productivité et croissance économique
      Croissance de la productivité et emploi
L'évolution de la productivité sur le long terme
      Le caractère exceptionnel des Trente Glorieuses
      Une comparaison internationale
Comment expliquer le ralentissement de la productivité ?
      L'essoufflement du progrès technique
      Le ralentissement de la croissance
La productivité contre l'emploi ?
      Les effets d'une faible productivité
      Des gains de productivité en faveur de l'emploi
Bibliographie

par Joëlle Bails.

Alors qu'il fallait environ 37 heures de travail pour produire une tonne de ciment en France en 1865, moins de 4 heures y suffisait en 1948 ; un paysan français nourrissait en moyenne 8 personnes en 1950, il en nourrit aujourd'hui plus de 30 ; l'industrie automobile française a produit 17,2 véhicules par salarié en 1988 contre seulement 10,2 sept ans plus tôt... Autant d'indicateurs d'un phénomène que l'on nomme la productivité.

La productivité, une notion complexe et difficile à mesurer

De façon générale, la productivité peut être définie comme le rapport entre un volume de production et le volume des moyens nécessaires à sa réalisation (heures de travail, machines, matières premières...), c'est-à-dire les quantités de facteurs de production utilisées. L'augmentation de la productivité signifie donc que la production augmente alors que les moyens mis en oeuvre n'augmentent pas ou en tout cas pas dans les mêmes proportions, ou que l'on obtient la même production en économisant des moyens. La mesure de la productivité peut s'appliquer à différents niveaux : une entreprise voire un atelier, une branche, ou l'économie nationale. On peut rapporter la production à l'ensemble des facteurs de production (productivité globale) ou à un seul des facteurs nécessaires : on obtient alors une productivité partielle (la productivité du travail par exemple).

Productivité physique, productivité en valeur

La productivité peut parfois être exprimée en termes physiques, par exemple tonnes de fonte par haut-fourneau, quintaux de blé à l'hectare, nombre de véhicules par salarié, etc. La productivité physique rapporte une production mesurée en unités physiques à un facteur de production. Elle s'apparente à la notion de rendement. Mais cet indicateur n'est applicable qu'à des productions élémentaires. S'il est déjà discutable de regrouper par exemple sous la même dénomination " véhicules ", des petites et des grosses cylindrées, il est a fortiori impossible d'additionner des voitures et des tonnes de blé. Dès que l'on raisonne sur une production complexe de biens hétérogènes, il faut utiliser des unités monétaires et non plus physiques. On évalue donc la production en multipliant les quantités par les prix. On obtient alors une productivité en valeur. Mais cela n'est pas sans poser problème lorsque l'on veut observer l'évolution de la productivité en valeur au cours du temps : en effet, l'évolution de la production en valeur, et donc de la productivité qui en dérive, résulte non seulement de l'évolution des quantités produites, mais aussi de l'évolution des prix. Il faut donc éliminer l'influence de la variation des prix en raisonnant à prix constants. Enfin, la production en valeur est en général estimée par la valeur ajoutée (Production-consommations intermédiaires), notamment pour éviter les doubles comptes au niveau macroéconomique.

Productivités partielles, productivité globale

Qu'il s'agisse de productivité physique ou de productivité en valeur, cette distinction concerne le numérateur de l'indicateur de productivité. En ce qui concerne le dénominateur, à savoir le volume du ou des facteurs de production utilisés, on peut distinguer la productivité du travail, la productivité du capital et la productivité globale.

La productivité du travail

L'indicateur de productivité partielle le plus souvent utilisé est celui de la productivité du travail : la production est alors rapportée au facteur travail. La quantité de facteur travail nécessaire à la production peut être mesurée par les effectifs employés. On a alors la productivité par tête.

Elle peut être mesurée par le nombre d'heures travaillées. On a alors la productivité horaire du travail.

La productivité horaire corrige donc la productivité par tête de la variation moyenne annuelle de la durée du travail. Si la durée du travail diminue, la productivité horaire évolue plus vite que la productivité par tête. Cependant le calcul de ces indicateurs n'est pas sans poser problème : les heures de travail peuvent-elles être simplement additionnées de façon indistincte ? Une heure de travail qualifié plus une heure de travail non qualifié équivalent-elles à deux heures de travail ? Cela revient à considérer que le travail est un facteur de production homogène, ce qui est très discutable, étant donné les différences de productivité des actifs selon le niveau d'instruction ou encore selon l'âge. Certains indicateurs de productivité du travail sont ainsi corrigés de cet effet qualité.

La productivité du capital

La productivité " apparente " du capital met en rapport la valeur ajoutée au stock de capital fixe.

La mesure du stock de capital fixe rencontre aussi certaines difficultés. L'évolution du stock de capital fixe disponible dépend des investissements qui sont relativement bien mesurés, mais aussi des déclassements (la mise au rebut d'équipements usés ou obsolètes) sur lesquels les données sont plus incertaines. D'autres questions se posent aussi : faut-il prendre en compte l'ensemble du capital fixe disponible ou faut-il considérer le taux d'utilisation des équipements et ne retenir que le capital fixe effectivement utilisé ? Faut-il également considérer la durée moyenne d'utilisation des équipements et calculer ainsi une productivité horaire du capital utilisé ? La productivité apparente du capital est ainsi fonction des conditions d'utilisation du facteur travail. En effet, la durée d'utilisation des équipements dépend de la durée du travail et de l'organisation du temps de travail (par exemple travail en équipes successives du type 3 x 8). Elle est également fonction de la qualification des travailleurs : des travailleurs plus qualifiés peuvent utiliser plus efficacement les équipements.

Réciproquement, la productivité du travail ne varie pas sous la seule action du facteur travail. Elle augmente à cause de l'emploi croissant de machines et du progrès technique incorporé à ces équipements, autrement dit sous l'effet du facteur capital. La hausse de la productivité du travail repose d'ailleurs souvent sur un processus de substitution du capital au travail, les procédés de production devenant plus capitalistiques. Il faut alors, certes, moins de travail pour réaliser la production mais plus de capital fixe, ce qui fait diminuer la productivité du capital.

C'est pour cette raison que ces productivités sont qualifiées d'apparentes : l'évolution de la productivité du travail n'est qu'apparemment imputable à l'action du facteur travail, elle dépend aussi du facteur capital. Il en est de même, réciproquement, pour la productivité du capital. Il est donc difficile d'isoler la contribution propre à chaque facteur, compte tenu des interdépendances.

La productivité globale des facteurs

Il est alors utile de mesurer la productivité de l'ensemble des facteurs de production, c'est-à-dire la productivité globale. Si la mesure retenue pour la production est la valeur ajoutée, on peut négliger le facteur de production " consommations intermédiaires ". Mais comment agréger des facteurs de production hétérogènes ? La méthode usuelle de calcul d'une productivité globale consiste à calculer une moyenne pondérée des productivités partielles du travail et du capital fixe. Se pose alors la question du choix des coefficients de pondération. Habituellement, la pondération retenue pour chaque productivité partielle est la part respective de la rémunération de chaque facteur dans le PIB. Il en ressort que l'évolution de la productivité globale est assez étroitement corrélée à celle de la productivité du travail étant donné que la part de la rémunération du facteur travail dans le PIB est de l'ordre de 70 %. Cette méthode de calcul n'est cependant pas simplement technique : elle repose sur l'hypothèse contestable que chaque facteur de production est rémunéré à sa productivité marginale. C'est la production supplémentaire provenant de l'utilisation d'une unité supplémentaire du facteur. Dans l'analyse microéconomique, chaque facteur est rémunéré selon sa productivité marginale dans un marché de concurrence pure et parfaite.

Les données statistiques les plus fréquentes mesurent l'évolution de la productivité plus que son niveau. Elles font apparaître sur longue période des progrès de productivité, appelés gains de productivité.

Les gains de productivité au coeur de la dynamique économique

Les gains de productivité correspondent à un surplus de richesses créées grâce à l'amélioration de l'efficacité productive. La répartition des gains de productivité et ses effets sur la croissance économique peuvent être illustrés par le schéma 1.

Le partage des gains de productivité et ses effets sur la croissance économique

Source : D'après J.M. Albertini, E. Coiffier, M. Guiot, Pourquoi le chômage ? Scodel 1987

Gains de productivité et niveau de vie

Les gains de productivité sont à la source de l'augmentation des niveaux de vie sur le long terme. Les travaux de Jean Fourastié ont largement contribué à montrer l'action décisive des gains de productivité sur l'évolution des niveaux de vie. Ce sont en effet les gains de productivité qui permettent de diminuer le coût de revient des produits. Cette diminution des coûts de revient se diffuse aux salariés sous forme de hausse de salaires nominaux et/ou de baisse des prix de vente des produits qui élèvent leur pouvoir d'achat.

Jean Fourastié évalue cet effet des gains de productivité sur le pouvoir d'achat en calculant les prix réels des biens et services : le prix réel d'un bien ou d'un service est le prix nominal de ce produit rapporté au salaire horaire du manoeuvre à la même date. Si un objet coûte 60 F et que le salaire horaire du manoeuvre est de 30 F, le prix réel de l'objet est de 60 F/30 F, soit 2 heures de travail. Un manoeuvre doit travailler deux heures pour acquérir l'objet. La baisse des prix réels correspond donc à une hausse du pouvoir d'achat du travailleur puisqu'avec le même nombre d'heures de travail, celui-ci peut acheter plus de biens. Or sur le long terme, les biens dont le prix réel a le plus diminué sont justement ceux dont la production a enregistré les plus forts progrès de productivité. En France, en 1925, un manoeuvre devait travailler 200 heures pour acheter une bicyclette, près de 4 heures pour acheter une douzaine d'oeufs ; il lui suffit de travailler respectivement 28 heures et à peine 20 minutes pour acquérir les mêmes biens en 1982. Par contre, la visite médicale, le théâtre, le coiffeur... et bien d'autres consommations à progrès technique faible, coûtent à peu près le même nombre de salaires horaires qu'au début du siècle( 1 ). La hausse de la productivité est donc une condition nécessaire à l'augmentation des niveaux de vie.

Gains de productivité et croissance économique

Les gains de productivité à travers leurs effets sur les revenus et les prix dynamisent la production. La baisse des prix réels des biens et services stimule la consommation des ménages. Les entreprises peuvent conserver une partie des gains de productivité sous forme de hausse des profits facilitant l'autofinancement des investissements. Les recettes de l'État étant assises sur les revenus et la consommation, les prélèvements fiscaux et sociaux peuvent croître pour financer des dépenses publiques croissantes : investissements publics, création d'emplois publics et transferts sociaux qui soutiennent la consommation des ménages. Les gains de productivité, en permettant la baisse des prix de vente, sont facteur de compétitivité ce qui favorise les exportations.

Ainsi, la distribution des gains de productivité, en dynamisant les différentes composantes de la demande globale (consommation, investissement, dépenses publiques et exportations) est facteur de croissance économique.

Les Trente Glorieuses fournissent une illustration des effets vertueux des gains de productivité. Les gains de productivité exceptionnellement élevés des années 1945/1973 facilitent leur partage : il y a " du grain à moudre " et prélèvements étatiques, salaires et profits peuvent augmenter simultanément sans miner pour autant une compétitivité d'ailleurs moins impérative qu'aujourd'hui vu le moindre degré d'ouverture sur l'extérieur des économies.

Ce partage relativement " équilibré " des gains de productivité ne s'est cependant pas instauré spontanément. Il a été l'enjeu de luttes sociales régulées par les négociations collectives dans lesquelles les syndicats sont devenus des " partenaires ". L'intervention de l'État-providence a influencé l'affectation des gains de productivité à travers la socialisation croissante des revenus, la fixation d'un salaire minimum, l'élaboration d'un cadre juridique des relations du travail... Ces éléments ont aussi concouru à la diffusion des gains de productivité dans l'ensemble de l'économie permettant par exemple aux salariés des branches à faible croissance de productivité de bénéficier aussi des augmentations de pouvoir d'achat. Les gains de productivité ont donc été un facteur déterminant de la croissance économique ou plutôt d'un certain mode de croissance fondé sur le couple production de masse-consommation de masse. Réciproquement, la croissance économique a stimulé les gains de productivité par le biais des rendements d'échelle croissants et par l'incitation à l'innovation que constituent des débouchés en augmentation. Ainsi, période exceptionnelle de gains de productivité, les Trente Glorieuses ont été aussi une période d'exceptionnelle croissance économique.

Croissance de la productivité et emploi

La hausse de la productivité du travail, parce qu'elle s'appuie en partie sur une substitution du capital au travail, a souvent été accusée de détruire des emplois. C'est le thème récurrent de la " machine qui vole le travail de l'homme ". Disparue pendant les années de forte croissance d'après-guerre, cette crainte resurgit aujourd'hui où l'introduction de nouvelles techniques de production s'accompagne d'une forte montée du chômage.

La productivité par tête étant le rapport Production/Emploi, on peut en déduire que l'emploi est le rapport Production/productivité par tête. Il en découle la relation suivante :

Taux de variation de l'emploi = taux de variation de la production - taux de variation de la productivité par tête

L'emploi diminue donc si la croissance de la productivité par tête excède la croissance de la production, c'est-à-dire la croissance économique. Mais cette relation mathématique n'est pas aussi mécanique qu'elle le paraît pour deux raisons :

- la croissance de la productivité par tête peut s'accompagner d'une diminution de la durée du travail qui, elle, favorise l'emploi ;

- la croissance de la productivité et l'augmentation de la production ne sont pas des variables indépendantes comme nous l'avons montré précédemment, mais s'entretiennent mutuellement. Ainsi dans un rapport de 1994, l'OFCE souligne que " les phases de croissance rapide de la productivité ont été le plus souvent des périodes de prospérité caractérisées par un niveau d'emploi élevé " alors que " la montée du chômage en Europe a coïncidé avec l'inflexion de la tendance de la productivité survenue vers le milieu des années 70 "( 2 ).

Sur la longue période, la thèse de la compensation d'Alfred Sauvy semble donc vérifiée. La croissance de la productivité supprime certes des emplois, mais les effets induits des gains de productivité sont positifs pour l'emploi : emploi dans les activités produisant les biens d'équipement incorporant le progrès technique (l'automatisation supprime des emplois mais il faut des travailleurs pour concevoir et produire les automates), emploi grâce au pouvoir d'achat supplémentaire, source d'une demande nouvelle. Les emplois supprimés sont donc au total plus que compensés par des emplois dans la même branche d'activité grâce à l'extension du marché et par des emplois dans des branches d'activité nouvelles( 3 ). Cependant, les rythmes de croissance de la productivité et de la demande étant inégaux selon les branches d'activité, le progrès technique bouleverse la structure des emplois : des emplois disparaissent dans les activités où la croissance de la productivité excède celle de la demande (par exemple l'agriculture) et, inversement, se créent dans les activités à faibles gains de productivité et à forte augmentation de la demande (certains services comme la santé ou l'enseignement). Cela implique des transferts sectoriels de population active qui ont des répercussions sur la distribution spatiale de la population (qu'on songe par exemple à la désertification des campagnes) et sur les travailleurs concernés, victimes des reconversions d'activité (le sidérurgiste ne devient pas aisément infirmier...).

L'évolution de la productivité sur le long terme

Sur le long terme, la croissance de la productivité apparaît spectaculaire depuis la révolution industrielle. Ainsi, entre les années 1830, période de décollage de l'économie française, et les années 90, la productivité de l'heure de travail a été multipliée par 25.

Le caractère exceptionnel des Trente Glorieuses

Le tableau 2 montre l'évolution de la productivité du travail en France depuis le début du XIXe siècle. Après la Seconde Guerre mondiale, s'ouvre une période d'accélération considérable de la productivité du travail : de 1949 à 1973 la productivité du travail augmente au rythme annuel moyen de 4,7 % pour la productivité par tête et de 5,1 % pour la productivité horaire, soit des rythmes exceptionnels par rapport à la tendance de très long terme (de 1 à 2 %). Depuis 1973, se produit un net ralentissement de la productivité du travail. Son taux annuel moyen est environ divisé par 2. Cela dit, le rythme actuel reste relativement élevé si on le resitue dans la très longue période.

Croissance de la productivité apparente du travail et de la productivité globale en France depuis deux siècles

(taux de variation annuels moyens en %)

Années Valeur ajoutée
par actif occupé
Valeur ajoutée
par heure travaillée
Productivité globale
des facteurs
1831-1896 0,9 0,9 0,4 à 0,7
1896-1931 1,3 2,1 1,3
1931-1949 1,1 1,4 1,1
1949-1973 4,7 5,1 3,8
1973-1989 2,2 3,1 1,8

Source : O. Marchand et C. Thélot, Économie et statistique n° 237-238, novembre-décembre 1990.

La productivité apparente du capital est relativement stable en France de la fin du XIXe siècle à l'après Seconde Guerre mondiale. Là encore, les années d'après-guerre révèlent une progression par rapport à la période antérieure. La productivité du capital croît de 19 % de 1951 à 1963. Puis elle commence à décliner d'abord très lentement de 1964 à 1973, date à partir de laquelle elle chute rapidement (tableau 3).

Évolution de la productivité apparente du capital (1) en France depuis un siècle

(en indices, base 100 en 1951)

Années Indices
1896 90
1929 91
1951 100
1957 112
1963 119
1969 119
1973 117
1979 104
1983 91

(1)Valeur ajoutée/capital productif, ensemble des ranches marchandes, en francs 1970.

Source : P. Dubois, Économie et statistique n° 81, octobre 1985.

Étant donné les évolutions respectives des productivités du travail et du capital, la productivité globale connaît une accélération spectaculaire pendant les Trente Glorieuses et un net ralentissement à partir de 1973-1974.

Une comparaison internationale

Cette évolution s'observe globalement dans la plupart des pays industrialisés (tableau 4). Cependant, les États-Unis font exception : ils ne connaissent pas de croissance spectaculaire de leur productivité pendant les Trente Glorieuses ; mais ils bénéficiaient déjà d'une avance considérable de leur niveau de productivité au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Par contre, l'ensemble des pays, États-Unis compris, subit le ralentissement net de la productivité à partir de 1973.

Évolution de la productivité dans le secteur des entreprises des principaux pays développés

(taux de variation annuels moyens en %)

  Productivité totale
Avant 1973 1974-1979 1980-1990
États-Unis (1) 1,5 -0,4 0,2
Japon (2) 4,6 0,9 1,6
Allemagne (1) 2,5 1,7 1,0
France (3) 3,8 1,6 1,5
Royaume-Uni (4) 2,5 0,5 1,6

(1)1961-1973

(2)1963-1973

(3)1964-1973

(4)1962-1973

Source : Revue économique de l'OCDE n° 22, printemps 1994.

Ce ralentissement de la productivité apparaît énigmatique à l'heure où l'introduction de nouvelles technologies semble potentiellement porteuse d'importants gains de productivité. Ce paradoxe est résumé dans la phrase de Solow " les ordinateurs sont partout (...) sauf dans les statistiques de PIB ".

Comment expliquer le ralentissement de la productivité ?

Plusieurs hypothèses peuvent être avancées pour expliquer la rupture du rythme de la productivité survenue en 1973. Nous en retiendrons deux : l'épuisement du progrès technique et le ralentissement de la croissance économique.

L'essoufflement du progrès technique

Dans ce cadre analytique, deux types d'explications peuvent être retenues :

Cette interprétation en termes d'épuisement du progrès technique a cependant ses limites. Elle n'explique pas la brutalité et la simultanéité du ralentissement de la productivité dans l'ensemble des pays industrialisés y compris dans le pays leader, les États-Unis. S'il y avait eu essoufflement, les évolutions de la productivité auraient dû être plus progressives et plus différenciées selon les activités et selon les pays. En ce qui concerne la France en particulier, les travaux de Paul Dubois( 4 ) montrent que le ralentissement de la productivité suit celui de la croissance économique. Selon lui, l'essoufflement du progrès technique n'expliquerait qu'un quart du ralentissement de la productivité en France.

Les difficultés de mesure de la productivité dans les services

par Joëlle Bails.

Il est particulièrement délicat de calculer la productivité des services parce que la mesure de la production et celle du volume de travail posent des problèmes spécifiques. Le calcul de la productivité des services non marchands se heurte aux difficultés d'évaluation de leur production puisque celle-ci est habituellement mesurée par leurs coûts de production, c'est-à-dire approximativement par la consommation des facteurs de production mis en oeuvre. Enfin les activités de services regroupent une part importante des cadres et professions intellectuelles supérieures ; or le temps de travail de ces catégories est difficile à mesurer, la coupure entre travail et non travail étant souvent moins nette que pour les autres catégories. Par exemple, le temps qu'un professeur consacre à lire la presse ou à discuter avec des collègues est-il du temps de travail ?

En outre la production et la productivité ne sont pas aisément mesurables dans des activités où la qualité joue un rôle décisif : peut-on considérer que la productivité du service de santé rendu par un médecin augmente quand celui-ci voit deux fois plus de malades dans la journée au détriment de la qualité des soins ?

Le ralentissement de la croissance

Le ralentissement de la croissance pèse sur les progrès de la productivité de différentes façons. A court terme, le ralentissement de la croissance entraîne une moindre utilisation du travail et du capital : les entreprises n'ajustent pas immédiatement le volume de l'emploi à l'évolution de la production. Cette inertie dans l'ajustement des effectifs et/ou de la durée du travail se traduit mécaniquement par une baisse de la productivité apparente du travail en période de récession : c'est la " loi d'Okun ". De même, les capacités de production sont sous-utilisées, ce qui pèse sur la productivité apparente du capital. A moyen terme, la récession se traduit par un vieillissement du stock de capital fixe du fait de l'affaiblissement de l'investissement. Un appareil productif vieilli limite les performances productives. A long terme enfin, le progrès technique est lui-même affecté par le ralentissement de l'activité. Dans un environnement incertain, les entreprises hésitent à innover, à adopter des processus de production nouveaux ou à lancer de nouveaux produits, la prise de risque apparaissant trop élevée.

Dans cette perspective, le progrès technique apparaît comme endogène, c'est-à-dire dépendant de la croissance économique. Déjà Adam Smith dans La richesse des nations soulignait que la taille du marché était une incitation à l'approfondissement de la division du travail, source d'augmentation de la productivité du travail.

La productivité contre l'emploi ?

Les effets d'une faible productivité

Le cercle vertueux gain de productivité-croissance économique qui avait assuré le plein-emploi est brisé depuis vingt ans. Le ralentissement concomitant de la productivité et de la production de l'ensemble des pays industriels s'accompagne de créations d'emplois insuffisantes pour contenir la montée du chômage, en particulier en Europe. Les gains de productivité sont faibles, ce qui rend leur partage plus contradictoire. Dans le contexte de mondialisation de l'économie et de généralisation des politiques de désinflation compétitive, les gains de productivité sont prioritairement affectés à la recherche de compétitivité. Sur fond d'austérité salariale et de résorption des déficits publics, la priorité est donnée à la baisse des prix de vente et à la hausse des profits. Par exemple, en France de 1975 à 1994, la productivité a augmenté de 68 % alors que le coût du travail n'augmentait que de 47 % et le salaire net de 24 % seulement. La baisse des prix d'une part, la hausse des profits source d'investissement de rationalisation d'autre part, sont censés améliorer la compétitivité extérieure. Mais l'ensemble des concurrents appliquant la même stratégie, les gains de parts de marché sont faibles. Chaque pays comprime sa demande interne et les marchés gagnés par les uns sont perdus par les autres dans un contexte récessif.

Faut-il alors freiner la productivité pour créer des emplois ? Ce serait la perspective ouverte par l'imitation du modèle américain. Depuis le début des années 80, les États-Unis ont multiplié les emplois peu qualifiés, précaires, souvent à temps partiel, mal rémunérés et peu productifs dans le secteur des services. Cela a pesé sur l'évolution de la productivité américaine (revoir le tableau 4) mais a limité le chômage. C'est dans le cadre de cette logique libérale que de nombreux économistes préconisent la baisse des salaires voire la suppression du salaire minimum dans les activités les moins productives. Cela rendrait rentable la création d'emplois peu qualifiés notamment à travers la marchandisation de tâches jusque-là dévolues à la sphère domestique (nettoyage, jardinage, aides à domicile pour les personnes âgées, garde d'enfants...). Mais cette orientation est lourde de risques pour la cohésion sociale. Elle signifierait en effet une montée des inégalités, un approfondissement du dualisme social. Il n'est pas sûr d'ailleurs que la croissance économique y trouve son compte : la demande serait-elle dynamisée par la substitution de travailleurs pauvres à des chômeurs pauvres ?

Des gains de productivité en faveur de l'emploi

Si l'on considère que les gains de productivité ne sont pas forcément contradictoires avec l'emploi, il importe alors de repenser leur affectation. Un certain nombre d'économistes s'accordent aujourd'hui à penser qu'il faut lier à nouveau salaires et productivité pour relancer la consommation( 5 ). Selon les principes keynésiens, la logique du marché devient en effet récessive en équilibre de sous-emploi. Réorienter le partage des gains de productivité à l'avantage des salariés suppose de renoncer au " dumping social " qui accompagne la recherche de compétitivité-prix, au profit d'une organisation productive fondée sur la qualification des salariés, source de compétitivité structurelle.

Les gains de productivité peuvent aussi être utilisés pour réduire le temps de travail. L'analyse de long terme montre qu'historiquement la hausse de la productivité s'est accompagnée d'une baisse de la durée du travail qui a soutenu la croissance de l'emploi. La discussion porte alors sur les modalités de la baisse de la durée du travail : baisse générale et uniforme ou mesures décentralisées, compensation salariale totale ou partielle ? réorganisation du travail pour accroître la durée d'utilisation des équipements ?

Au-delà de ces questions, c'est l'avenir du travail qui est en jeu. La poursuite de gains de productivité est-elle amenée à transformer radicalement la place du travail dans nos sociétés ? Faut-il alors renoncer au plein-emploi et reconsidérer le concept de travail, en substituant la notion d'activité à celle d'emploi ? ou faut-il partager l'emploi en considérant qu'il est aujourd'hui illusoire de penser l'intégration sociale en dehors du travail rémunéré, et plus particulièrement du travail salarié ? Le débat est ouvert, mais il relève plus de choix politiques que de la compétence exclusive des économistes.

Bibliographie


( 1) J. Fourastié, B. Bazil, Pourquoi les prix baissent, Paris, Hachette, 1984.

( 2) Groupe international de politique économique de l'OFCE, 3e rapport, Fondation nationale des sciences politiques, 1994.

( 3) A. Sauvy, La machine et le chômage, Paris, Dunod, 1980.

( 4) P. Dubois, " Ruptures de croissance et progrès technique ", Économie et statistique n° 181, octobre 1985.

( 5) Cf. Le Monde de l'Économie du mardi 15/10/96.

Les cahiers français, n° 279 (01/1997)
Page 91
Auteur : Joëlle Bails (Professeur au Lycée Blaise Pascal, Orsay) .