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LE NOUVEL ETAT INDUSTRIEL - John Kenneth GALBRAITH (1908- )

Dans cet ouvrage (Gallimard, 1968, 310 p.), Galbraith se propose d'analyser l'évolution du système économique américain et le passage d'une économie fondée sur l'entrepreneur vers une économie dominée par ce qu'il appelle, d'un terme devenu depuis célèbre, la « technostructure ». Ce livre se présente comme une démonstration très progressive ; après avoir analysé les facteurs qui sont à l'origine de cette évolution, Galbraith entreprend l'étude des motivations internes et des buts poursuivis par la technostructure, puis en décrit les conséquences, notamment dans la mise en place de la « filière inversée » (autre notion célèbre) et dans les relations entre l'Etat et l'économie.

1. LE CAPITALISME AMÉRICAIN CONNAÎT, DANS L' APRÈS GUERRE, DES MUTATIONS CONSIDÉRABLES...

A ~ Des évolutions fondamentales...

• Alors que la grande entreprise était encore, à la fin du XIXe siècle, l'instrument de ses propriétaires et dirigée par des patrons qui ont façonné le capitalisme américain (Ford, Rockfeller, Carnegie...), ce sont aujourd'hui des inconnus qui la dirigent.

Les liens entre l'État et l'économie se sont transformés. Le rapport dépenses publiques/PIB ne cesse de progresser, atteignant 25 % à la fin des années cinquante aux Etats-Unis contre 8 % en 1929, ce qui fait une proportion supérieure à celle d'un pays comme l'Inde, pourtant d'orientation socialiste (Galbraith a été ambassadeur des États-Unis dans ce pays qu'il cite souvent à titre d'exemple). La révolution keynésienne a impulsé une régulation du revenu global. Un haut niveau d'emploi en résulte, ainsi qu'un effet anticyclique : « Au cours des vingt années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, il n'y a pas eu de crise économique majeure : on a enregistré entre 1947 et 1966 une seule année où le revenu réel n'ait pas augmenté aux États-Unis ».

• Enfin, les années d'après-guerre ont vu la mise en place d'un véritable appareil de persuasion et d'exhortation centré sur la publicité et le marketing qui, par les talents et les compétences qu'il mobilise, est en passe de concurrencer le secteur productif lui-même.

C'est cet ensemble de changements que Galbraith veut analyser. Les grandes entreprises y jouent un rôle fondamental. C'est le système industriel, trait dominant de l'Etat industriel.

B ~ ... impulsées par la révolution technologique et la planification industrielle

La technologie, « application systématique de la science et des autres connaissances organisées à des tâches pratiques », contraint à subdiviser les tâches complexes en éléments constituants. Plusieurs conséquences en découlent :

- l'application des connaissances scientifiques aux tâches les plus simples requiert des délais croissants et une mobilisation de plus en plus importante de moyens financiers ;

- à mesure que la technologie se complique, le processus de production tend à se rigidifier ; l'affectation rigide d'investissements de plus en plus massifs à des tâches particulières devient la règle ;

- cette technologie requiert une main-d'œuvre strictement spécialisée (division horizontale du travail), impliquant une forte division verticale des tâches entre travail d'exécution et travail de conception et d'organisation ; il en découle une multiplication des qualifications et des niveaux hiérarchiques dans les grandes entreprises, dont la contrepartie est l'organisation : « l'organisation massive et complexe des entreprises est la manifestation tangible de la technologie avancée ».

Délais accrus, spécialisation, ampleur des capitaux et des investissements nécessitent le recours à la planification, entendue au niveau de l'entreprise et non de l'économie globale. La notion de plan n'a guère de pouvoir d'évocation aux États-Unis ; l'inquiétude de l'avenir que paraît véhiculer cette notion semble peu en phase avec l'optimisme américain : « la réputation de hardiesse économique et le souci de la liberté d'entreprise ne semblent guère compatibles avec l'idée même de planification ». De plus, avec la guerre froide, ce concept se charge de tonalités idéologiques. Galbraith montre ainsi une évolution des théories du management : à l'objectif classique de maximisation du profit, la direction de l'entreprise tend à substituer « la minimisation de l'incertitude, des conséquences de l'incertitude, ou à minimiser les deux éléments ». Ainsi, le marché, facteur d'incertitude par excellence, peut être contrôlé par la détermination autoritaire des prix, et ceci par trois moyens :

- l'incertitude du marché peut être éliminée par l'intégration verticale, prise de contrôle par la grande entreprise de l'ensemble de la filière de production ; cette solution offre, du point de vue de la firme, la possibilité de substituer la négociation interne à des négociations externes, potentiellement incontrôlables ;

- la grande taille de l'entreprise permet de réduire ou de supprimer l'indépendance d'action des agents auxquels l'entreprise vend ou achète ;

- enfin, dans le cadre d'une économie oligopolistique, les stratégies d'entente peuvent réduire l'incertitude.

Il en ressort que la nécessité d'une planification industrielle est en étroite relation avec la taille de l'entreprise. Se pose alors la question du pouvoir dans l'entreprise, qui amènera Galbraith à définir la notion de technostructure.

2. ... QUI ABOUTISSENT À UNE ENTITÉ NOUVELLE : LA TECHNOSTRUCTURE

A ~ Qu'est ce que la technostructure ?

• Conséquence de cette évolution du capitalisme américain, une nouvelle forme d'organisation apparaît, la « technostructure », capable d'imposer ses vues au gouvernement et sa loi au consommateur. L'analyse classique avait largement négligé la question du pouvoir dans l'entreprise, s'en tenant à une définition extrêmement neutre : l'entrepreneur, dans un cadre marqué par les hypothèses de concurrence pure et parfaite, combine des facteurs de production pour maximiser un profit. Galbraith reconnaît que Marx a « projeté le thème du pouvoir au cœur de la discussion économique », puis il montre qu'il se produit dans l'économie américaine un transfert de pouvoir comparable à celui qui s'est amorcé au moment de la révolution industrielle au détriment de la terre et au profit du capital : ce pouvoir n'est plus aux mains de l'entrepreneur « personnage mythique, figure du système industriel qui s'estompe », mais à celles d'un nouvel agent que Galbraith propose d'appeler la technostructure, appareil de direction collégial, « englobant le président, l'administrateur délégué, les directeurs généraux, chefs de service... ».

• Ainsi, avec la technostructure, la réalité du pouvoir ne se confond pas avec la propriété juridique de l'entreprise : l'entrepreneur, le propriétaire, l'actionnaire ont été écartés au profit du « management ». La forme juridique la plus favorable à l'émergence de la technostructure est la société anonyme, le dépérissement du rôle des actionnaires et la dispersion du capital étant des éléments particulièrement favorables.

B ~ Le rôle fondamental du système de motivation

• La technostructure étant une forme d'organisation, c'est-à-dire un « système d'activités ou de forces coordonnées », la coordination devient l'élément essentiel du management. La motivation est le moyen ou le stimulant par lequel s'effectue la coordination. La motivation peut être obtenue par plusieurs moyens : la contrainte, la motivation pécuniaire (le salaire, par exemple), la motivation d'identification (lorsque l'individu isolé juge que l'objectif du groupe est supérieur au sien), la motivation fondée sur la volonté d'adaptation (lorsque l'individu estime pouvoir orienter les buts du groupe en fonction de ses propres objectifs).

• Le fonctionnement de la technostructure repose ainsi sur un système complexe de motivations, qui rend périmée la vision de l'entreprise en organigramme. La grande entreprise peut être représentée sous la forme d'une série de cercles concentriques, chacune des couronnes comprises entre deux cercles successifs représentant un groupe de participants répondant à un système de motivations différent :

 

3. LA PÉRENNISATION DE LA TECHNOSTRUCTURE REPOSE SUR UN APPAREIL DE PERSUASION DE MASSE ET SUR UNE RÉGULATION DE LA DEMANDE

A ~ La filière inversée

Un système industriel mobilisant de tels niveaux d'investissement, de telles masses de main-d'œuvre, reposant sur des mécanismes de motivation aussi complexes, asservissant la science et les techniques à ses objectifs ne saurait être soumis au flux et au reflux d'une demande instable. Il est donc nécessaire de maîtriser cette demande et ceci par deux moyens essentiels :

- la mise en place d'une régulation de la demande à l'initiative des entreprises, en renversant le sens de causalité de la filière traditionnelle qui va des besoins à la production ;

- par un État interventionniste et régulateur.

La « filière inversée » constitue un des moyens pour contrôler la demande. En tête de chapitre, Galbraith cite une phrase de Paul A. Samuelson : « Le consommateur est en somme le roi. [...] Chaque consommateur est un électeur qui décide, par son vote, que telle chose sera faite parce qu'il veut qu'elle soit faite ». Cette phrase résume bien la filière classique, qui va des besoins vers la production. De même qu'elle possède des moyens d'action sur les prix, la technostructure dispose de moyens pour manœuvrer le consommateur afin qu'il achète au prix fixé par l'entreprise.

Il s'ensuit que la filière classique correspond de moins en moins à la réalité, et qu'il faut parler plutôt de filière inversée.

Production de biens et services Système de persuasion de masse contrôlé par les technostructures Expression d’une demande sans besoin préalable

Celle-ci n'a pas remplacé la filière normale, mais elle devient de plus en plus importante dans la société. L'idée classique du consommateur rationnel, recherchant le maximum d'utilité sous contrainte de budget (problème de maximisation standard de la théorie microéconomique du consommateur) est donc, selon Galbraith, périmée par le véritable conditionnement publicitaire du consommateur.

B ~ La nécessaire régulation de la demande globale

• Le nouveau système industriel a besoin d'une régulation de la demande. Le système industriel a réussi à contrôler les prix, à conditionner la demande ; il repose sur des mécanismes complexes de motivation ; la précision de la planification industrielle fait le reste. Cependant, le risque demeure des fluctuations erratiques de la demande, d'où la nécessité d'une régulation de celle-ci : le meilleur conditionnement possible du consommateur est inopérant si l'emploi est instable et risque de faire varier le revenu global. Il faut donc pouvoir compter sur un volume suffisant et stable de pouvoir d'achat. Là encore, Galbraith relègue toute idée d'ajustement automatique entre l'offre globale et la demande globale au rang d'antiquité : c'est le cas de la loi de Say, qui postule un tel équilibre. Celle-ci est désormais caduque en raison de la rigidité des prix, sous le contrôle des grandes firmes dans le système industriel.

• La régulation de la demande a commencé dans les années trente, sous l'influence des idées keynésiennes, lors du New Deal, s'attirant l'hostilité des milieux patronaux. Mais cette régulation est devenue nécessaire dans le cadre du système industriel. La croissance des dépenses publiques à des fins de régulation conjoncturelle de la demande est ainsi devenue, après-guerre, un élément fondamental de l'expansion des grandes firmes et de la technostructure : « la ligne de démarcation entre l'État et le système industriel est devenue une fiction ». Enfin, la guerre froide et la course aux armements qui en a découlé a constitué, selon Galbraith, un élément fondamental de développement du système industriel, érigé en véritable « complexe militaro-industriel ».

Galbraith conclut son livre en insistant sur la nécessité de créer des contre-pouvoirs face à cette technostructure de plus en plus influente et puissante. Il estime que l'éducation doit jouer un rôle. Les éducateurs et les scientifiques constituent, selon Galbraith, le cœur de ce contre-pouvoir.

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