Sommaire
Le paradoxe de Solow
Problèmes de mesure statistique
Estimation de l'impact des innovations sur la productivité
L'informatisation avec réorganisation a un impact important sur la PGF
Des biais d'estimation de deux ordres
La complémentarité des innovations robuste à la correction des biais d'estimation
L'enjeu de l'innovation organisationnelle pour l'économie européenne
L'informatique se voit partout, sauf dans les statistiques de la croissance ou de la productivité. C'est ce que nous dit depuis plusieurs décennies le paradoxe mis en évidence par Robert Solow (prix Nobel 1987). Les dix dernières statistiques de la croissance observée aux États-Unis se sont d'ailleurs produites en même temps que le développement du secteur des NTIC alors qu'il compte pour moins de 10 % du PIB ! Cependant un autre facteur s'avère tout aussi important que l'informatique : la réorganisation de la production.
La croissance continue de l'économie américaine observée depuis bientôt dix ans s'est accompagnée d'une reprise spectaculaire des gains de productivité à partir du milieu des années quatre-vingt-dix (cf. graphique I). Gordon (1999) a toutefois montré que, hormis pour les derniers trimestres, ces gains étaient principalement concentrés dans l'industrie manufacturière. En comparant les périodes 1987-1995 et 1995-1999, il conclut par ailleurs que l'accélération de la productivité au cours des cinq dernières années n'est intervenue que dans une partie du secteur manufacturier : la production de technologies de l'information et de la communication (les TIC). Les décompositions sectorielles proposées par Oliner et Sichel (2000) et par Jorgenson et Stiroh (2000) confirment que l'essentiel de la reprise récente de la productivité totale des facteurs vient du secteur producteur de TIC, même si l'accélération résiduelle dans le reste de l'économie atteint 0,3 à 0,5 point par an.
(base 100 = 1983)
Source : Bureau of Labor Statistics (BLS).
L'essentiel de la réussite de l'économie américaine proviendrait donc d'une industrie qui pèse moins de 10 % du PIB américain. Cependant, la tendance de ré-accélération de la productivité totale des facteurs (PTF) dans le secteur manufacturier ne débute pas en 1995, mais plutôt au milieu des années quatre-vingt, même en corrigeant des effets de cycle. Ainsi, alors que la PTF stagnait dans les années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, elle a crû de plus d'un point par an entre 1985 et 1995 dans le secteur manufacturier (cf. graphique I).
La nouvelle économie, interprétée comme un retour à une croissance de la PTF, serait apparue au milieu des années quatre-vingt dans l'industrie manufacturière américaine. Néanmoins, le paradoxe de productivité de Solow subsiste : la plupart des travaux portant sur la période antérieure à 1995 ne trouvent aucune corrélation significative entre l'informatisation et les performances, que ce soit au niveau des établissements ou des industries (Brynjolfsson et Yang, 1996, pour une revue des travaux américains ; Greenan et Mairesse, 1999, sur la France).
Le rôle joué par l'organisation interne des entreprises, analysé dans cet article, offre une solution à ce paradoxe récurrent. L'absence apparente d'impact au niveau agrégé des technologies de l'information cacherait en fait une réussite dans les industries où les entreprises ont adopté des pratiques innovantes de travail et un échec dans les industries non réorganisées. De nombreuses entreprises américaines ont modifié l'organisation du travail pour se rapprocher du modèle de production au plus juste au cours de la décennie quatre-vingt. Ce modèle abandonne la logique de la production de masse pour exploiter les informations sur l'évolution de la demande et des exigences des consommateurs - ou des clients - et rechercher une optimisation dynamique de la production.
L'étude empirique des conséquences des changements organisationnels aux États-Unis soulève toutefois de nombreuses difficultés, les enquêtes auprès des établissements ou des firmes n'ayant été entreprises que dans la dernière décennie. Les difficultés d'appariement avec des statistiques financières ou économiques ne permettent pas, par ailleurs, de travailler sur de larges échantillons, et les données longitudinales ne sont disponibles que pour les plus grandes entreprises.
Les données du National Bureau of Economic Research (NBER) sur les performances des industries manufacturières de 1956 à 1994 ont été utilisées à un niveau industriel très détaillé. Ces statistiques sont appariées avec les fichiers des accidents et maladies du travail du Bureau of Labor Statistics (BLS). Ces dernières, de niveau de fiabilité satisfaisant, présentent l'avantage d'être disponibles longitudinalement. Un indicateur indirect de changements organisationnels est construit, en exploitant la relation entre les changements organisationnels et la hausse des accidents du travail. Cet indicateur s'avère fortement corrélé à un autre indicateur plus standard issu d'une enquête d'établissements. Il apparaît donc comme un bon instrument pour étudier l'intensité des réorganisations réellement opérées, ainsi que leur évolution temporelle. (...)
L'analyse économétrique des conséquences des changements organisationnels sur la productivité globale des facteurs est effectuée en liaison avec le développement des nouvelles technologies de l'information. L'étude empirique est menée à partir des données américaines décrites précédemment, en différences longues sur la période 1982-1992 pour les raisons suivantes :
La variation annuelle de la productivité globale des facteurs (PGF) entre 1982 et 1992 est régressée sur les variables de réorganisation, construite à partir des accidents du travail, et du niveau d'informatisation des secteurs, correspondant à la part des investissements en équipement informatique. Des estimations ont été également menées à partir de la variable d'intensité de réorganisation telle qu'elle est mesurée par Osterman.
Les deux variables de réorganisation sont positivement corrélées. Les résultats sont comparables, mais nettement moins précis dans le second cas, puisque la variable construite par Osterman n'est renseignée que pour la moitié de l'échantillon. Les variations des accidents du travail sont par ailleurs certainement mieux à même de mesurer l'intensité des changements organisationnels. Seuls les résultats obtenus avec cette variable sont donc présentés. Les estimations sont systématiquement pondérées par la taille des secteurs, afin de mesurer les effets agrégés des variables explicatives sur la productivité. Cette pondération permet également de réduire les effets des erreurs de mesure, suite à des redéfinitions du plan de sondage de l'échantillon (Berman, Bound et Griliches, 1994).
Les estimations obtenues par un estimateur "naïf" de moindres carrés ordinaires indiquent que les réorganisations auraient un fort impact sur la productivité, de l'ordre de 0,8 % par an (respectivement 0,4 %) suivant que l'on inclut ou non des indicatrices sectorielles (cf. tableaux 1A et 1B, colonne 1). Elles confirment également le paradoxe de productivité, à savoir que l'informatisation seule n'améliorerait en rien les performances de l'entreprise (colonnes 1, 2 et 3).
En revenant aux analyses théoriques, l'utilisation des TIC, donc en particulier de l'informatique, n'est véritablement efficace que lorsque l'organisation du travail est adaptée à cette technologie : organisation flexible et informatisation devraient dans ce cadre être complémentaires. Le facteur déterminant ne serait donc ni la réorganisation seule ni l'informatisation isolée, mais la combinaison des deux.
Cette hypothèse de complémentarité peut être testée directement sur les données longitudinales de 1982 à 1992 en incluant un terme croisé de réorganisation et d'investissement en informatique dans les estimations. Celles-ci confirment les analyses théoriques et montrent que l'interaction de ces deux éléments aurait un fort impact sur la productivité globale des facteurs. Le coefficient devant ce terme est en effet positif et fortement significatif (colonne 5 et surtout colonne 6 où les effets de la réorganisation sont effectivement séparés), alors que l'informatisation seule, c'est-à-dire non accompagnée d'un changement organisationnel, aurait un effet négatif et significatif sur la productivité. Les effets des réorganisations effectuées sans recours aux NTI sur la productivité deviennent également négatifs et faiblement significatifs.
Ce premier résultat confirmerait donc que les réorganisations seraient une condition nécessaire pour permettre une utilisation efficace de l'informatique, et donc pour avoir des effets importants sur la productivité globale des facteurs. Ces résultats sont comparables à ceux qu'obtiennent Bresnahan et al. (2001) en coupe et sur un échantillon des grandes entreprises américaines (1 000 Fortune). Plus précisément, les estimations présentées ici montrent qu'une augmentation de l'investissement en informatique de 1 000 dollars en 1992 permet d'élever la productivité globale des facteurs de 0,15 % par an environ (cf. tableau 1B). Le paradoxe de Solow ne serait ainsi qu'apparent.
L'ordre de grandeur de ces effets est toutefois potentiellement sur ou sous-estimé, car les estimations menées sont sujettes à des biais de deux ordres :
Le fait que les estimations naïves de l'effet des réorganisations sur la productivité soient d'une ampleur deux fois moindre dans le tableau 1B, lorsque l'on contrôle pour l'appartenance au secteur, indique que les biais de sélection peuvent jouer un rôle important. Une méthode pour s'affranchir de ce biais consiste à inclure dans la régression un ensemble de variables de contrôle qui permettent d'expliquer le recours à des changements organisationnels, de sorte que, conditionnellement à cet ensemble de variables, les performances potentielles de l'entreprise dans les deux états possibles - avec ou sans réorganisation - sont indépendantes du fait de se réorganiser ou non.
Cette idée est couramment utilisée dans les méthodes d'estimation dite "d'appariement" (typiquement, le modèle causal de Rubin, 1974). Le principe en est relativement intuitif : les observations - les industries dans le cas présent - sont partitionnées en sous-populations à l'intérieur desquelles les caractéristiques observables sont communes ou, tout au moins, relativement proches. Sous l'hypothèse que les gains de productivité potentiels sont identiques pour les industries ayant subi un traitement différencié, c'est-à-dire ayant ou non mis en place des réorganisations, l'effet causal des réorganisations sur la productivité est alors donné par la différence entre les moyennes des performances des industries "traitées" (ayant réorganisé leur appareil de production) et les autres. Prendre la moyenne de ces estimations pondérées par la taille des sous-échantillons aboutit alors à l'effet global sur l'ensemble de la population. Évidemment, toute la difficulté de ces méthodes repose sur la construction d'un groupe de contrôle pertinent.
Variable expliquée : Taux de croissance de la productivité globale des facteurs entre 1982 et 1992 | ||||||||
---|---|---|---|---|---|---|---|---|
MCO | VI | |||||||
(1) | (2) | (3) | (4) | (5) | (6) | (7) | (8) | |
I-réorganisation | 0,87 | 0,94 | 0,28 | -0,56 | -0,57 | -0,77 | -0,95 | |
(0,23) | (0,24) | (0,24) | (0,32) | (0,32) | (0,32) | (0,31) | ||
Degré d'informatisation en 1992 | -0,04 | -0,04 | 0,10 | -0,36 | ||||
(0,04) | (0,04) | (0,05) | (0,06) | |||||
I-réorganisation X degré d'informatisation en 1992 |
0,50 | 0,14 | 0,20 | 0,29 | ||||
(0,08) | (0,04) | (0,05) | (0,08) | |||||
(1 - I-réorganisation) X degré d'informatisation en 1992 |
-0,36 | -0,15 | -0,34 | |||||
(0,06) | (0,07) | (0,11) | ||||||
Part des salariés qualifiés en 1982 (a) |
-2,84 | -2,43 | -1,13 | |||||
(0,99) | (0,95) | (1,25) | ||||||
Salaire par tête en 1982 | -0,01 | -0,03 | -0,09 | |||||
(0,03) | (0,03) | (0,04) | ||||||
Valeur ajoutée par tête en 1982 | -0,016 | -0,008 | -0,005 | |||||
(0,006) | (0,006) | (0,005) | ||||||
Immobilisations matérielles par unité de valeur ajoutée en 1982 |
0,51 | 0,49 | 0,49 | |||||
(0,38) | (0,37) | (0,39) | ||||||
Immobilisations brutes en terrains et bâtiment par unité de valeur ajoutée en 1982 |
0,37 | 0,68 | 0,80 | |||||
(0,67) | (0,63) | (0,69) | ||||||
Degré d'ouverture en 1982 | 3,82 | 1,79 | 1,43 | |||||
(0,95) | (0,91) | (0,97) | ||||||
N | 229 | 207 | 207 | 207 | 207 | 207 | 207 | 201 |
R 2 | 0,06 | 0,04 | 0,07 | 0,38 | 0,20 | 0,19 | 0,43 |
(a) Par "qualifié", on entend non production workers (cf. note 1).
Variable expliquée : Taux de croissance de la productivité globale des facteurs entre 1982 et 1992 | ||||||||
---|---|---|---|---|---|---|---|---|
MCO | VI | |||||||
(1) | (2) | (3) | (4) | (5) | (6) | (7) | (8) | |
I-réorganisation | 0,40 | 0,44 | 0,21 | -0,80 | -0,81 | 0,75 | -0,87 | |
(0,25) | (0,26) | (0,24) | (0,34) | (0,35) | (0,33) | (0,33) | ||
Degré d'informatisation en 1992 | 0,025 | 0,02 | 0,08 | -0,27 | ||||
(0,04) | (0,04) | (0,05) | (0,07) | |||||
I-réorganisation X degré d'informatisation en 1992 |
0,44 | 0,15 | 0,19 | 0,26 | ||||
(0,08) | (0,05) | (0,06) | (0,09) | |||||
(1 - I-réorganisation) X degré d'informatisation en 1992 |
-0,25 | -0,13 | -0,33 | |||||
(0,07) | (0,07) | (0,12) | ||||||
Part des salariés qualifiés en 1982 | -2,18 | -2,02 | -1,03 | |||||
(0,98) | (0,96) | (1,31) | ||||||
Salaire par tête en 1982 | 0,04 | -0,01 | -0,07 | |||||
(0,04) | (0,04) | (0,05) | ||||||
Valeur ajoutée par tête en 1982 | -0,03 | -0,02 | -0,01 | |||||
(0,007) | (0,007) | (0,01) | ||||||
Immobilisations matérielles par unité de valeur ajoutée en 1982 |
1,13 | 1,05 | 0,98 | |||||
(0,43) | (0,40) | (0,44) | ||||||
Immobilisations brutes en terrains et bâtiment par unité de valeur ajoutée en 1982 |
-0,64 | -0,22 | 0,16 | |||||
(0,69) | (0,64) | (0,72) | ||||||
Degré d'ouverture en 1982 | 1,89 | 0,40 | 0,34 | |||||
(1,08) | (1,03) | (1,11) | ||||||
N | 229 | 207 | 207 | 207 | 207 | 207 | 207 | 201 |
R 2 | 0,32 | 0,34 | 0,35 | 0,51 | 0,44 | 0,45 | 0,54 |
Lecture : les écarts-types sont entre parenthèses et en italique. Les estimations sont pondérées par la taille de l'industrie. Le degré d'informatisation en 1992 est instrumenté par son niveau en 1982. Pour les estimations du tableau B, des indicatrices de secteur correspondant aux deux premiers chiffres de la nomenclature sont systématiquement incluses dans les régressions. MCO : moindres carrés ordinaires ; VI : variable instrumentale.
Source : appariement bases NBER-BLS-OSHA.
D'un point de vue théorique, cet effet causal peut toutefois être estimé par simple régression. Crépon et Iung (1999) ont par ailleurs montré, de manière empirique, que cette méthode d'appariement donnait des résultats tout à fait similaires à des méthodes de régression qui utilisent les variables de contrôle (variables conditionnantes) comme variables explicatives. Deux difficultés inhérentes au cas présent, le faible nombre d'observations d'une part et l'intervention d'une variable croisée comme principale variable d'intérêt d'autre part, amènent à privilégier les méthodes de régression.
Dans de nombreux cas, les variables observées ne permettent pas d'expliquer la totalité de la dépendance entre la sélection du traitement et les effets potentiels (Heckman et Robb, 1985). C'est typiquement le cas pour les rendements de l'éducation, où une capacité individuelle non observée peut expliquer simultanément de bons résultats scolaires et un niveau élevé de rémunération. Pour la question étudiée ici, il semble peu probable que le biais de sélection provienne d'une qualité hétérogène des managers, qui influerait à la fois sur la productivité des entreprises ou d'une industrie et sur la capacité à mener à bien des changements organisationnels. Les nouvelles formes d'organisation du travail sont, en effet, dans une large mesure connaissance commune et représentent des nouveaux outils de management potentiellement maîtrisés dans toutes les entreprises.
(1) | (2) | (3) | (4) | |
---|---|---|---|---|
Sans indicatrice du secteur |
Sans indicatrice du secteur |
Avec indicatrices du secteur |
Avec indicatrices du secteur |
|
Constante | -2,12 | -1,89 | -2,44 | -2,56 |
(0,80) | (0,73) | (1,38) | (1,36) | |
Informatisation en 1982 | 10,72 | 6,87 | ||
(6,70) | (8,60) | |||
Degré d'ouverture en 1982 | 6,47 | 6,38 | 4,13 | 4,20 |
(1,66) | (1,61) | (1,90) | (1,85) | |
Part des salariés qualifiés en 1982 | -2,62 | -1,94 | -3,04 | -2,68 |
(1,88) | (1,75) | (2,30) | (2,12) | |
Immobilisations matérielles par unité de valeur ajoutée en 1982 | -0,77 | -0,94 | -0,94 | -1,10 |
(0,56) | (0,52) | (0,66) | (0,62) | |
Immobilisations brutes en terrains et bâtiment par unité de valeur ajoutée en 1982 | 1,56 | 1,60 | 2,30 | 2,16 |
(0,93) | (0,81) | (1,12) | (1,00) | |
Salaire par tête en 1982 | 0,12 | 0,12 | 0,18 | 0,20 |
(0,05) | (0,05) | (0,07) | (0,07) | |
- 2 log L | 244 | 257 | 216 | 222 |
N | 219 | 229 | 219 | 229 |
Lecture : les écarts-types sont entre parenthèses et en italique.
Source : appariement bases NBER-BLS-OSHA.
Les variables susceptibles d'expliquer la mise en oeuvre de changements organisationnels sont examinées à partir d'une régression logistique (cf. tableau 2). Le degré d'informatisation en 1982, c'est-à-dire au début de période pour les estimations réalisées ici, n'intervient absolument pas dans les décisions des entreprises quant à la mise en oeuvre de changements organisationnels. Cela signifierait que les entreprises n'ont pas anticipé en 1982 l'importance de la synergie entre réorganisation et informatisation. En fait, les décisions de réorganiser le processus de production semblent fortement influencées par les contraintes externes de compétitivité, et les contraintes internes de salaires offerts élevés. Un niveau élevé du salaire moyen pourrait être le signe d'une meilleure qualification de la main-d'oeuvre. Ce n'est pas le cas, puisque la part des salariés qualifiés( 1 ) est plus élevée dans les industries qui ne sont pas réorganisées.
En fait, les industries qui se sont réorganisées sont aussi les plus intensives en capital, donc celles où la productivité du travail est potentiellement plus élevée. Cette forte intensité capitalistique semble donc mieux à même d'expliquer des niveaux de salaires supérieurs, à moins que cette prime ne se justifie par d'autres facteurs exogènes liés au mode de formation des salaires. Dans les deux cas, la rentabilité du capital est réduite, et la pression des actionnaires pourrait être le principal moteur de la recherche de gains de productivité par la réorganisation.
Le degré d'ouverture aux exportations et aux importations de l'industrie est également un puissant facteur d'incitation à la réorganisation. La valeur ajoutée par tête n'est en revanche pas un déterminant pour les changements organisationnels. La variable d'immobilisations corporelles en bâtiment rapportée à la valeur ajoutée semble jouer un rôle sur la mise en oeuvre de réorganisations, le coefficient estimé étant positif et significatif. Dans la suite, ces variables explicatives sont donc systématiquement rajoutées dans les régressions, à l'exception du degré d'informatisation en 1982( 2 ).
Les estimations effectuées après intégration des variables d'intensité capitalistique, du degré d'ouverture internationale, de part des salariés qualifiés et de salaire par tête montrent qu'effectivement les réorganisations seules n'ont plus d'impact sur les performances des entreprises, (colonne 4 des tableaux 1A et 1B). En revanche, le terme croisé d'informatisation et de changement organisationnel est toujours positif et fortement significatif (colonne 7). Le résultat d'un impact positif de l'informatisation uniquement en cas d'adaptation de l'organisation de l'entreprise est donc robuste de ce point de vue. La valeur du coefficient est d'ailleurs plus élevée, de l'ordre de 0,20, ce qui montre que l'ampleur du biais de sélection est non négligeable.
L'effet causal de la réorganisation sur la productivité peut en théorie être hétérogène dans la population étudiée et dépendre lui-même des variables explicatives comme la part des salariés non qualifiés dans l'entreprise. Il serait alors nécessaire d'ajouter dans la régression des termes d'interaction entre la variable de réorganisation et les variables explicatives comme le salaire moyen ou le degré d'ouverture. Ces spécifications ont été testées et ne modifient que très marginalement les résultats : le coefficient estimé mesurant l'effet de l'informatisation dans les secteurs ayant mis en oeuvre des changements organisationnels devient alors légèrement plus faible, mais demeure toujours fortement significatif. Un test de Fisher permet de tester l'hypothèse nulle de non-significativité de l'ensemble des variables croisées et conduit à accepter cette hypothèse.
La dernière étape des estimations consiste à tenir compte des éventuels problèmes d'endogénéité inhérents aux moindres carrés ordinaires. La variable de réorganisation est construite à partir d'un indicateur d'accidents du travail, qui peut être considéré comme exogène, de même que les variables de contrôle relatives à l'année initiale 1982. En revanche, le degré d'informatisation en 1992 est potentiellement endogène, notamment pour les raisons évoquées plus haut, et le recours à des procédures de variables instrumentales s'impose. Le degré d'informatisation passé, c'est-à-dire en 1982, est un bon instrument puisqu'il est naturellement corrélé à sa valeur en 1992( 3 ), mais est en revanche indépendant des gains de productivité réalisés sur la période 1982-1992. Cette hypothèse d'indépendance est vérifiée empiriquement, en régressant la croissance de la productivité sur cette variable. Elle est également validée d'un point de vue théorique, puisque le principal résultat est que l'informatisation n'a d'impact sur la productivité qu'en cas de réorganisation. Or, les réorganisations ont été pratiquement inexistantes avant 1982.
Les estimations par variables instrumentales confirment tout à fait les résultats précédents (cf. colonne 8 des tableaux 1 A et B) : le coefficient du terme croisé est positif, supérieur au coefficient obtenu par MCO, et les effets des réorganisations seules ou de l'informatisation seule sont négatifs et faiblement significatifs. Le résultat d'une synergie entre informatique et changement organisationnel apparaît comme très robuste, à la fois à la spécification retenue et à la méthode d'estimation utilisée. Le coefficient obtenu atteint pratiquement 0,3 (il est légèrement plus faible lorsque les indicatrices du secteur sont incluses). La mise en oeuvre d'une réorganisation lorsque l'entreprise a investi à hauteur de 1 000 dollars par salarié en équipement informatique peut donc permettre une hausse permanente de la productivité globale des facteurs de 0,3 % par an.
L'effet négatif de la part des salariés peu qualifiés disparaît avec l'instrumentation du degré d'informatisation. Ce résultat pourrait signifier qu'en l'absence de réorganisation, les entreprises qui sont plus intensives en main-d'oeuvre qualifiée investissent davantage en informatique, mais en pure "perte". Cette interprétation semble confirmée par le fait que le coefficient estimé pour le degré d'informatisation est systématiquement négatif et significatif au seuil de 5 % pour cette dernière estimation. C'est d'ailleurs également le cas pour les réorganisations seules, qui apparaissent donc véritablement comme complémentaires à l'informatisation. Les réorganisations effectuées une fois pour toutes s'identifient à un coût fixe, potentiellement compensé par les bénéfices des gains de productivité liés à l'informatisation.
Cette complémentarité donne une interprétation "physique" des idées de courbe de learning ou de capital intangible (Greenwood et al., 1996 ; Brynjolfsson et Hitt, 2000). L'apparition d'une nouvelle technologie radicale nécessiterait une phase d'apprentissage par l'entreprise ou les salariés, ou bien l'accumulation d'un capital intangible (par exemple un capital humain non observé) avant de pouvoir apporter des gains significatifs aux performances des entreprises. L'apprentissage ou le capital intangible serait ici l'adoption de pratiques flexibles de travail.
L'exploitation des données sur l'industrie manufacturière américaine pour la décennie 1982-1992 montre que l'informatisation améliore significativement la productivité globale des facteurs uniquement si elle s'accompagne d'une réorganisation de la production. Cette complémentarité entre innovations technologiques et organisationnelles, extrapolée à l'ensemble des activités, offre une explication à la reprise récente de la productivité, au niveau agrégé et dans les secteurs non producteurs de TIC. En effet, les pratiques innovantes de travail ont continué à se diffuser à l'ensemble de l'économie américaine, en particulier dans les services, durant les années quatre-vingt-dix (Osterman, 2000) ; l'investissement en volume en TIC a explosé pour représenter plus de la moitié de l'investissement global (en volume). Ainsi, le poids des industries qui bénéficient de la complémentarité productive des investissements organisationnels et technologiques a augmenté, impliquant une reprise de la productivité américaine agrégée.
L'innovation organisationnelle serait dès lors la clef de la réussite d'un pan entier de la nouvelle économie : l'économie de l'utilisateur de technologies de l'information et de la communication. Pour l'économie européenne, et en particulier l'économie française, qui sont nettement plus utilisatrices que productrices de TIC, l'enjeu de l'innovation organisationnelle est alors crucial. Comme leurs homologues américaines, les entreprises françaises pourraient extraire des gains de productivité de leurs investissements massifs en technologie de l'information... à condition de modifier leur organisation. L'"objectif" ne serait pas d'importer un modèle productif américain, qui d'ailleurs n'existe pas, mais d'adopter des pratiques de travail qui valorisent les potentialités des TIC. Les enquêtes françaises COI (Changements Organisationnels et Informatisation) ou Réponse montrent que le mouvement de changements organisationnels est déjà enclenché en France (Coutrot, 2000 ; Greenan, 1996a et 1996b). Encadrer ce processus, en limitant les probables dégradations des conditions de travail qui l'accompagnent, pourrait faciliter sa pérennisation.
Ce que Problèmes économiques a publié récemment sur le sujet :
( 1) Il s'agit de la part des travailleurs non-production. Néanmoins, les données du CPS montrent une forte corrélation entre le poste et le niveau de qualification. De fait, la distinction production versus non-production est communément exploitée comme une proxy du niveau de qualification (par exemple, Berman et al., 1994).
( 2) Les résultats sont surtout sensibles à l'ajout des variables de salaire moyen et de degré d'ouverture.
( 3) Le coefficient de corrélation entre les deux variables (0,59) est très significatif.
Problèmes économiques, n° 2720
(04/07/2001)
Page 20
Auteurs : Philippe Askenazy, CNRS et CEPREMAP, et Christian Gianella, direction de la Prévision (minéfi).
Article original : Le texte est extrait de l'article intitulé : "Le paradoxe de productivité : les changements organisationnels, facteur complémentaire à l'informatisation." Les parties intitulées : "L'émergence des pratiques innovantes de travail" et "Une approche empirique des innovations organisationnelles dans l'industrie manufacturière" et la bibliographie ne sont pas reproduites.
Source : Économie et statistique, n° 339-340, 2000, 9/10 ; INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques), 18, boulevard A.-Pinard, 75675 Paris Cedex 14 ; internet : www.insee.fr