CAPITALISME CONTRE CAPITALISME - Michel ALBERT
L'effondrement du bloc soviétique a dévoilé « l'arriération lamentable des économies communistes ». La victoire du capitalisme est alors totale. Cependant, celui-ci est « multiple, complexe comme la vie ». Dans son ouvrage (Seuil, 1991, 318 p.), M. Albert montre que « cette diversité tend à la bipolarisation entre deux grands types de capitalisme d'importance comparable et entre lesquels l'avenir n'est pas joué ». Plutôt que d'opposer un capitalisme anglo-saxon à un capitalisme germano-nippon qui, dans chaque cas, rapprocherait des pays trop divers, M. Albert préfère comparer un modèle néo-américain (les Etats-Unis) et un modèle rhénan (l'Allemagne, pour l'essentiel), même si parfois, il lui paraît utile de faire référence à la Grande-Bretagne dans le premier cas et au Japon dans le second. Pour cet auteur, le modèle néoaméricain du capitalisme est moins performant que le modèle rhénan. Pourtant, ce dernier connaît aujourd'hui de nombreuses difficultés.
1. LES PERFORMANCES DU MODÈLE NÉO-AMÉRICAIN DU CAPITALISME DOIVENT ÊTRE RELATIVISÉES
A ~ Le leadership américain a été restauré au cours des années quatre-vingt
• Au début des années quatre-vingt, Ronald Reagan affirme que « l'Amérique est de retour ». Au cours de la décennie soixante-dix, la puissance américaine est ébranlée, tant sur le plan externe (défaite au VietNam...) que sur le plan interne (scandale du Watergate...). « Au milieu des années quatre-vingt, l'Amérique de Reagan brille à nouveau comme les étoiles qui ornent son drapeau » : sur la scène internationale, le défi de la « guerre des étoiles » lancé à l'URSS tourne à l'avantage des États-Unis ; sur le plan intérieur, une « révolution conservatrice » (baisse des impôts, exaltation de l'entrepreneur...) paraît sortir le pays de sa torpeur.
• Les fondements de la puissance américaine reposent sur un héritage que Ronald Reagan a trouvé à son arrivée à la Maison Blanche. Les États-Unis bénéficient d'un énorme stock de capital accumulé depuis la fin de la guerre et d'importantes ressources naturelles. Ils disposent d'une avance technologique que le brain drain entretient. Le dollar, monnaie nationale et instrument de réserves internationales, « permet à l'Amérique de payer, d'emprunter et de financer des dépenses avec sa propre monnaie ». Enfin, l'hégémonie culturelle renforce la domination économique.
B ~ Cependant, « l'Amérique nouvelle se dégrade »
• Le dualisme social s'accentue. Les États-Unis constituent « une société où les différentes catégories de population vivent, en fait, sur deux planètes différentes qui s'éloignent chaque année un peu plus l'une de l'autre ». Ce dualisme est le résultat de la politique libérale de Ronald Reagan qui a induit une « nouvelle géographie sociale : des pauvres plus pauvres face à des riches plus riches ». S Sur le plan économique, les motifs d'inquiétude se multiplient. Le nombre d'emplois diminue dans l'industrie ; la qualité de la production est déficiente les firmes américaines perdent des parts de marché face à des concurrents agressifs... Par ailleurs, « ce qui menace le plus l'Amérique [...], c'est les déficits vertigineux, sans précédent ». Déficits budgétaires et déficits extérieurs accentuent l'endettement. La faiblesse du taux d'épargne des Américains est en cause : « ils se jettent à corps perdu dans l'endettement pour la consommation, la jouissance immédiate ».
C ~ Les marchés financiers imposent leur tutelle au détriment de l'économie réelle
• La décennie quatre-vingt est marquée par « l'explosion de la finance ». « Le marché financier en vient [...] à exercer une véritable tutelle sur l'économie en général » : les actionnaires exigent au plus vite un profit maximum. En conséquence, les dépenses les moins urgentes (recherche, formation...) sont réduites. Or, ce sont celles qui préparent l'avenir.
• La recherche du profit maximum à court terme nuit au développement. Les actionnaires n'ont plus d'attache, autre que pécuniaire, avec l'entreprise, qui devient alors une marchandise comme une autre. Ils en disposent comme ils l'entendent, sans se soucier du sort du personnel. En outre, « la tyrannie de la finance » conduit les managers à ne pas prendre de risques industriels. L'esprit d'entreprise est alors bridé, hypothéquant la croissance et le développement : « trop faire pour le profit aujourd'hui nuit au profit de demain ».
2. le CAPITALISME RHÉNAN EST UN MODE D'ORGANISATION SUPÉRIEUR AU MODÈLE NÉO-AMÉRICAIN
A ~ Le capitalisme rhénan (Allemagne, pays Scandinaves, Autriche, Suisse, et partiellement le Japon) concilie l'économie de marché et le progrès social
• La place de l'économie de marché est moins grande. « Dans le modèle néoaméricain, les biens marchands tiennent une place sensiblement plus grande que dans le modèle rhénan. En revanche, les biens mixtes, qui relèvent pour partie du marché et pour partie des initiatives publiques, sont plus importants dans le modèle rhénan ». Par exemple, aux États-Unis, les salaires sont fixés par le marché (la force de travail est un bien marchand) alors que d'autres modalités (conventions collectives, ancienneté...) sont également prises en compte dans le modèle rhénan (la force de travail est un bien mixte).
• L'entreprise n'est pas un bien comme un autre, mais une communauté. En Allemagne, par exemple, les participations croisées entre principales banques et grandes entreprises constituent « une communauté industrialo-financière ». La cogestion au sein des entreprises consolide le dialogue social et le sentiment d'appartenance à une communauté.
• L'exemple allemand montre la voie d'un capitalisme social. L'instauration d'une économie sociale de marché, en 1949, est fondée sur l'idée que le marché est le meilleur garant du dynamisme économique ; il ne doit pas pour autant régir l'intégralité de la vie sociale. L'État doit intervenir pour garantir des conditions de concurrence égales et pour maintenir la cohésion sociale. C'est « l'ordo-libéralisme » : « il incarne une synthèse réussie entre le capitalisme et la social-démocratie ».
B ~ Le modèle rhénan affiche sa supériorité économique
• L'actionnariat bancaire favorise la croissance des entreprises. « Les banquiers, par la force des choses, seront soucieux du développement à long terme des entreprises avec lesquelles ils se trouvent liés. » Ainsi, la prise de risque, l'esprit d'entreprise sont préservés. De plus, la fiabilité des principaux actionnaires réduit quasiment à néant les risques de prise de contrôle. Les dirigeants peuvent alors se consacrer à leur activité productive.
• La puissance monétaire de l'Allemagne et du Japon est facteur de croissance. La solidité du mark
et du yen incite les firmes allemandes et japonaises à accroître leurs investissements à l'étranger qui « permettent aux pays rhénans de contrôler plus étroitement leurs marchés d'exportation ». Par ailleurs, « la stratégie de la monnaie forte semble à première vue, âpre et difficile, pour ne pas dire héroïque ». Cependant, elle impose aux entreprises de rechercher des gains de productivité, d'améliorer leur compétitivité structurelle (hors prix), notamment en innovant, etc.
• Les performances économiques des pays rhénans résultent de facteurs structurels. L'attention portée à la qualité des produits et à la réduction de leurs coûts, la mise en œuvre de méthodes de production valorisant la ressource humaine, un effort marqué de recherche et développement, expliquent les performances économiques du modèle rhénan. À cela, il faut ajouter « une force de frappe commerciale très efficace ». Par ailleurs, une forte propension à épargner permet de financer les investissements. Enfin, la volonté des pouvoirs publics de renforcer la position internationale de l'économie est permanente.
C ~ La supériorité du modèle rhénan est aussi sociale
• Le capitalisme rhénan est moins inégalitaire que le capitalisme néoaméricain. Aux États-Unis, la pauvreté n'est pas un problème politique puisqu'elle est considérée comme une sanction du marché. A contrario, la lutte contre l'exclusion est systématique dans les pays rhénans. En outre, la fourniture de biens collectifs (santé, éducation...) est mieux assurée dans ces pays et pour un coût moindre qu'aux États-Unis. Cependant, la viscosité sociale est plus forte dans ces sociétés.
• La hausse des prélèvements obligatoires n'est pas systématiquement un frein à la croissance économique. Les critiques libérales, bien que partiellement justifiées, sont allées trop loin : « la vulgate des années quatre-vingt a quasiment diabolisé les prélèvements obligatoires en les rendant responsables de toutes les difficultés économiques ». En fait, le poids des cotisations sociales dans les pays rhénans « signifie qu'il existe un socle de solidarité au profit des moins favorisés », réduisant ainsi les inégalités. Or, « les sociétés les plus harmonieuses sur le plan social sont souvent celles dont les économies sont les plus performantes ».
3. toutefois, LE MODÈLE RHÉNAN CONNAÎT DES DIFFICULTÉS
A - Les signes d'affaiblissement du modèle rhénan se multiplient
• La cohésion sociale est menacée. La volonté de réduire les inégalités n'est plus générale et le consensus social est remis en cause dans plusieurs pays : par exemple, « la montée de l'individualisme est particulièrement net en Suède. L'Etat-providence y est dorénavant contesté [...]. Le recul de l'esprit civique fait que les salariés ont tendance à abuser de plus en plus de la générosité du système social ».
• Du fait de la globalisation, les activités financières gagnent en importance.
« La globalisation est le vecteur principal et superpuissant de la propagation du modèle ultra-libéral». Au Japon, au cours de la décennie quatre-vingt, se développe « une véritable frénésie entraînant une hausse record des cours du désormais célèbre Nikkeï ». En Allemagne, les grandes banques se lancent dans des opérations financières internationales... « L'argent facile s'introduit peu à peu au cœur des économies du modèle rhénan. »
B ~ La lutte entre les deux formes de capitalisme tourne à l'avantage du moins performant, le capitalisme néo-américain
• Le capitalisme rhénan pâtit « de l'air du temps, de la sensibilité du moment ».
L'argent facile fait davantage rêver que la sagesse rhénane. Par ailleurs, la crise des idéologies et la montée de l'individualisme sont propices à la diffusion du message du capitalisme néo-américain : « un maximum de profit tout de suite ». Enfin, l'effondrement des économies socialistes dévalorise « de proche en proche et injustement, tout ce qui se rattachait de près ou de loin à l'idéal socialiste, réformateur ou tout simplement social ».
• La victoire du capitalisme néo-américain est d'autant plus surprenante que les firmes multinationales (FMN) américaines n'appliquent pas ses principes. « Les FMN américaines se sont développées essentiellement par croissance interne, sur un projet industriel porté par l'innovation technologique et commerciale. Elles n'ont donc cessé de raisonner à long terme. [...] Les grandes FMN américaines relèvent plutôt du modèle rhénan. » Pourtant, elles ne se désintéressent pas des marchés financiers auxquels elles recourent pour financer leurs investissements. Les PMN américaines ouvrent peut-être les « perspectives d'une synthèse d'optimalisation entre les deux modèles de capitalisme ».
C ~ Les difficultés du modèle rhénan augurent mal de l'évolution du capitalisme français
• Au cours des années quatre-vingt, le capitalisme français a dérivé vers le modèle anglo-saxon. « La tradition française, c'est le social-colbertiste : l'Etat qui commande l'économie au nom d'une ambition politique et d'une volonté de progrès social. » Pourtant, durant la décennie quatre-vingt, les inégalités se sont accentuées, la déréglementation s'est accélérée, les marchés financiers se sont développés et l'Etat-providence a été contesté...
• La France a pourtant besoin du modèle rhénan. « Tout autant que pour maintenir sa protection sociale, la France a besoin du modèle rhénan pour renforcer la capacité et la stabilité financière de ses entreprises. » Toutefois, la France est dans la Communauté européenne. Seule une véritable union politique permettra à l'Europe, et donc à la France, de stopper sa dérive vers le modèle thatchérien.
L'effondrement des sociétés socialistes d'Europe de l'Est ne marque pas « la fin de l'histoire », contrairement à ce que soutient l'Américain Francis Fukuyama. Le capitalisme néo-américain n'est pas l'unique voie envisageable, et encore moins la plus souhaitable. L'alternative entre capitalismes rhénan et néo-américain est sans doute une simplification, mais elle a le mérite de montrer que l'avenir est ouvert.