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CAPITALISME, SOCIALISME ET DEMOCRATIE –

Joseph Aloïs SCHUMPETER (1883-1950)

Publiée la première fois en 1942, puis remaniée en 1946, cette œuvre a été traduite en français en 1951 aux éditions Payot. Elle apparaît comme une synthèse de quarante ans de réflexion de la part de J.A. Schumpeter sur la question du socialisme. Le livre (417 p.) est structuré autour de quatre parties principales autonomes bien que non indépendantes ; la cinquième partie 'ayant pas été traduite avec l'autorisation de l'auteur (elle portait le titre « Histoire résumée des partis socialistes »). Après un exposé de la doctrine marxiste (qui était en fait son cours d'université), Schumpeter montre que le capitalisme ne pourra survivre à ses succès et à ses échecs et qu’il fera naître logiquement le socialisme. Ce socialisme pourra apparaître comme un système économique viable mais problématique sur le plan de la démocratie.

1. LE CAPITALISME EST UN SYSTÈME EFFICACE MAIS EN VOIE DE DISPARITION

A ~ Le capitalisme a favorisé le développement des monopoles confirmant leur supériorité sur la concurrence

• Les succès du capitalisme sur le long terme sont indéniables malgré des périodes de crise. Les mouvements cycliques de longue durée repérés par N.D. Kondratiev démontrent que, malgré des ruptures, le développement capitaliste a entraîné une augmentation générale des richesses créées, un élargissement des consommations ainsi que du progrès social. «L'évolution capitaliste améliore progressivement le niveau d'existence des masses non pas en vertu d'une coïncidence mais de par le fonctionnement même de son mécanisme. » Donc, on peut s'attendre normalement à ce que l'avenir du système capitaliste soit une poursuite logique de ce trend croissant. Le capitalisme apparaît alors comme un processus d'évolution dont l'impulsion fondamentale est imprimée par le progrès technique grâce au processus de destruction créatrice.

• Le processus de destruction créatrice entraîne « un ouragan perpétuel » de remise en cause des positions acquises réduisant la concurrence. Dans ce mouvement, les vieilles branches risquent de disparaître entraînant une partie de la population dans le chômage. Les nouvelles entreprises doivent être aidées (protection de brevets, des frontières, subventions...) pour qu'elles puissent engager une nouvelle vague de croissance. Ainsi, les pratiques monopolistiques peuvent être dans certains cas tolérées. « // N’existe pas de motif valable justifiant le démembrement sans discrimination des trusts. » La concurrence parfaite apparaît comme un cadre théorique inadapté au développement capitaliste et même si l'initiative capitaliste doit être concurrentielle, les restrictions à cette concurrence ne sont pas toujours néfastes pour l'économie.

• Les monopoles sont devenus de puissants moteurs du progrès. Les monopoles ont souvent eu mauvaise réputation. « Aux yeux d'un bourgeois libéral typique, le monopole est devenu le bouc émissaire favori. » Cependant, si ces monopoles sont privés, ils retiendront et appliqueront les principes de la gestion privée et investiront pour maximiser leur profit. L'évolution technique rend instable la position du monopole et l'incite à innover d'autant plus qu'il en a les capacités techniques, humaines et financières. Il n'y a donc pas de raisons objectives à appliquer à ces entreprises géantes les principes concurrentiels car « non seulement la concurrence parfaite est irréalisable mais encore inférieure ».

B ~ II existe une tendance autodestructrice inhérente au capitalisme

• Les occasions d'investissement privé sont décroissantes d'où des perspectives pessimistes d'avenir pour le capitalisme. Les opportunités d'investissement pour les entreprises privées sont encore importantes mais elles diminuent. Cette évolution n'affectera cependant qu'à très long terme le taux d'accroissement de la production totale car les possibilités de croissance sont encore très fortes. Mais les prédictions marxistes d'un effondrement du système capitaliste, précédé par un stade de crise permanente, temporairement interrompu par de faibles reprises, semblent se confirmer à long terme. Si, sur le plan des performances, « l'intermède capitaliste a des chances de se prolonger », il est tout à fait plausible qu'il se détruise à longue échéance. Cette perspective d'un état stationnaire est très lointaine mais il faut l'envisager.

• La fonction d'entrepreneur innovateur tend à disparaître. L'innovation, indispensable au capitalisme, est en voie de routinisation. Le système s'habitue à l'innovation et « au romantisme des aventures commerciales d'antan succède le prosaïsme ». Le progrès économique tend à se dépersonnaliser et s'automatiser. L'initiative capitaliste, sous la pression de son propre succès, s'élimine. La concentration des entreprises va faire disparaître à la fois les petites et moyennes entreprises, les entrepreneurs mais aussi le prestige de la classe bourgeoise. « Les véritables pionniers du socialisme n’ont pas été les intellectuels ou les agitateurs qui ont prêché cette doctrine mais bien les Vanderbilt, les Carnegie, les Rockefeller. »

• Le capitalisme, après avoir détruit le cadre institutionnel de la société féodale, est en voie de détruire son propre support. La concurrence a fait disparaître paysans, artisans ; la recherche du profit a entraîné la rationalisation de l'organisation productive ; le développement des sociétés anonymes a altéré le sens de la propriété... « L'évolution capitaliste, en substituant un simple paquet d'actions aux murs et aux machines d'une usine, dévitalise la notion de progrès. » Ce processus d'autodestruction se retrouve aussi bien dans les institutions que dans les motivations et systèmes de valeurs. « La propriété vécue » devient dématérialisée et il ne restera personne, à l'intérieur comme à l'extérieur des grandes entreprises, pour défendre la propriété privée. On assiste à une « évaporation de la substance de la propriété » détruisant de manière interne le capitalisme. La raison d'être de la classe capitaliste et le cadre institutionnel tendent à disparaître.

• II se développe une certaine hostilité contre le capitalisme. Les intellectuels établissent un code moral exaltant moins les valeurs capitalistes, laissant la porte ouverte aux critiques et agitations. De plus, l'évolution capitaliste affaiblit les valeurs familiales. La famille bourgeoise se rétrécit posant le problème de sa reproduction sociale. « Le régime bourgeois a cessé d'avoir un sens pour la bourgeoisie elle-même. » La décadence capitaliste se profile à un horizon lointain. Cette décadence annoncée tient à la fois aux succès du capitalisme comme à ses échecs créant les conditions d'avènement du régime socialiste.

2. LE SOCIALISME EMERGERA DE LA DECOMPOSITION DU CAPITALISME AVEC DES CAPACITÉS ÉCONOMIQUES MAIS AUSSI DES INCERTITUDES DÉMOCRATIQUES

A ~ Le socialisme est un système économique qui peut fonctionner

• L'organisation économique socialiste peut être rationnelle. A l'inverse du capitalisme, les opérations de production et de répartition, dans le système socialiste, ne sont plus couplées, ce qui permet d'orienter la répartition des revenus vers la réduction des inégalités. La planification socialiste peut être rationnelle si le conseil central prévoit correctement tous les événements dans les domaines des besoins, des approvisionnements, de la production... L'autorité centrale peut affecter rationnellement primes et qualifications de la main-d'œuvre se rapprochant d'une affectation salariale capitaliste par le marché. Ainsi, même si l'organisation est différente, il existe une rationalité en économie socialiste proche de celle du régime capitaliste. Cette rationalité doit être assurée par le conseil central qui réduirait les incertitudes que l'on peut trouver dans le capitalisme quant aux comportements des entreprises et l'évolution de la conjoncture.

• Le système socialiste a un rendement économique supérieur au capitalisme monopolistique. « En régime capitaliste, les décisions doivent être prises dans une atmosphère d'incertitude qui émousse le fil de l'action tandis qu'une telle stratégie et une telle incertitude brilleraient par leur absence en régime socialiste. » Ainsi, des capacités excédentaires génératrices de pertes pourraient être éliminées en économie socialiste. « La planisation du progrès » pourrait lisser les fluctuations cycliques au point de les faire disparaître. La gestion socialiste apparaît donc plus efficiente car elle réduit les coûts de fonctionnement, elle permet une meilleure adéquation entre besoins et production... le tout étant conditionné par une autorité centrale compétente.

• La gestion socialiste bénéficie de nombreux avantages. Le socialisme, de par la concentration de son autorité, permet d'imposer une volonté, une discipline de travail qui sera d'autant mieux acceptée que ce travail est au service de la collectivité. « Le socialisme pourra être le seul moyen de restaurer la discipline du travail. » Le développement de la bureaucratie est inhérent à l'évolution économique moderne et donc au socialisme. Cette bureaucratie peut avoir une certaine efficacité et rationalité. De plus, en régime socialiste, l'affectation de l'épargne à l'investissement est directe car totalement contrôlée.

B ~ La démocratie peut exister en régime socialiste mais seulement sous certaines conditions difficiles à remplir

• La société capitaliste a conduit au succès de la démocratie mais cette démocratie ne disparaîtra pas nécessairement avec le capitalisme. Le succès de la démocratie repose sur des hommes politiques de qualité, un domaine d'action relativement limité et une structure bureaucratique efficace. Sur ces plans, il est indéniable que le capitalisme bourgeois a répondu en grande partie à ces conditions de par la recherche de la concurrence, la tolérance, la limitation de l'intervention étatique. « Une classe dont les intérêts sont le mieux servis par une politique de non-intervention met plus facilement en pratique la discrétion démocratique que ne sauraient le faire des classes qui tendent à vivre aux crochets de l'État. » Mais, les évolutions du capitalisme lui ont fait perdre les avantages qu'il possédait naguère. D'une certaine manière, ses avantages se sont retournés contre lui amenant l'avènement de la société socialiste sans remise en cause nécessaire de la structure démocratique. « L'idéologie classique est la fille de l'idéologie bourgeoise. »

• Socialisme et démocratie peuvent coexister sous certaines conditions mais peuvent aussi être opposés. Il n'y a pas de règles en la matière. La démocratie ne se retrouve pas uniquement dans le socialisme comme le prétendent les socialistes accusant le capitalisme d'être antidémocratique. Le contraire n'est pas plus vrai ; le socialisme n'est pas incompatible avec la démocratie. Le socialisme peut fonctionner selon des principes démocratiques dans certaines conditions sociales car la démocratie est « une méthode politique pour prendre des décisions et non un idéal absolu. » Cependant, les structures de l'économie, de la société et les hommes, dans le régime socialiste, ne sont pas les plus aptes à répondre aux conditions des principes démocratiques.

Sans partager l'idéologie marxiste, Schumpeter en arrive dans ce livre aux mêmes conclusions. Même si le crépuscule du capitalisme est lointain, le système sera amené à péricliter de par ses succès et ses échecs. Schumpeter apparaît très nostalgique de ce passé capitaliste. Sa réflexion est également très hétérodoxe remettant constamment en cause les idées reçues et les présupposés libéraux sur les bienfaits de la concurrence comme les méfaits du socialisme. Mais l'histoire récente semble contredire son analyse.

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