LES PROLONGEMENTS CONTEMPORAINS DE L'ANALYSE SOCIOLOGIQUE DES HIERARCHIES SOCIALES.

1 - Le rejet de la conception réaliste des classes.

11 - Critiques de la conception marxiste.

12 - La disparition des classes

2 - L'approche réaliste revisitée.

21 - L'analyse de DARHENDORF.

22 - La tentative de dépassement des deux approches chez Pierre Bourdieu.

Annexe N°1 : La France est-elle encore une société de classes ?

Annexe N°2 : Pierre Bourdieu et le positionnement social des individus

Annexe N°3 : Sous la fracture, les classes

Annexe N°4 : Petite histoire de classe

 

 

 

LES PROLONGEMENTS CONTEMPORAINS DE L'ANALYSE SOCIOLOGIQUE DES HIERARCHIES SOCIALES.

1 - Le rejet de la conception réaliste des classes.

11 - Critiques de la conception marxiste.

Raymond Aron adresse trois critiques à l'approche Marxiste des classes sociales.

Il remet en question le déterminisme des techniques sur les rapports de production. Pour un même état des techniques, il peut y avoir : plusieurs types de société (démocratiques ou autoritaires), plusieurs régimes de propriété (publique, privée, mixte), différents systèmes d'organisation du travail (OST, toyotisme…).

Il remet en question la subordination du domaine politique au domaine économique. Les antagonismes entre les groupes ne proviennent pas seulement de la propriété privée des moyens de production. R. Aron est septique sur la capacité de la dictature du prolétariat à faire disparaître les conflits : "des prolétaires au pouvoir ne sont plus des prolétaires". Ralph Dahrendorf par exemple considère que c'est l'autorité qui est la cause du conflit et non la propriété. (voir infra)

Il remet en question la conception réaliste, en soulignant que Marx lui même présente tantôt 7 classes, tantôt 3 ou 2 classes. Cela signifie que s'il ne parvient pas à délimiter clairement les frontières des classes, elles sont bien un construit de sociologue et non une réalité sociale vivante.

A ceci, on peut ajouter deux autres arguments à l'encontre de l'approche déterministe et de la question de la conscience de classe:

Le fait de partager les mêmes conditions et perspectives d'existence ne suffit pas à forger une conscience de classe. La plupart des sondages actuels montrent qu'il y a dilution du sentiment d'appartenance de classe. D'après un sondage Sofres de 1984, si 56% des cadres supérieurs ont le sentiment d'appartenir aux classes moyennes, c'est également le cas pour 45% d'employés et 13 % d'ouvriers. Le sentiment d'appartenance à la classe moyenne apparaît donc partagé par des acteurs sociaux d'origines très diverses.

En outre, les travaux de Mancur Olson (La logique de l'action collective) ont montré que la conscience d'intérêts communs ne suffit pas à engendrer une action collective. Une grève qui serait profitable à un groupe d'ouvriers n'aura pas lieu si les individus décident de privilégier leurs propres intérêts. L'ouvrier peut estimer que sa non-participation lui évite de subir des pertes de salaires sans le priver des avantages obtenus par les grévistes. Or, si tout le monde raisonne ainsi, le mouvement ne peut avoir lieu. Le rassemblement pour la défense d'intérêts communs ne peut donc être considéré comme allant de soi.

12 - La disparition des classes

Les représentants de l'individualisme méthodologique (dans la tradition de Max Weber) rejettent la notion de classe au sens réaliste. Pour Raymond Boudon, les classes ne sont pas des réalités observables, ni des acteurs qui font l'histoire (rejet de la vision marxiste du rôle de la lutte des classes). En revanche ils acceptent la conception nominaliste et parlent de strates ou de couches sociales.

Strate (ou classe selon Lloyd Warner) : division de la société en couches hiérarchiques formées de personnes de statut comparable partageant les mêmes conditions et perspectives d'existence.

Rappel : le statut d'un individu est l'ensemble des positions qu'il occupe dans diverses dimensions du système social (famille, entreprise, associations, etc.…).

Henri Mendras (La seconde révolution française 1965-1984, nrf Gallimard) va plus loin encore. Après avoir mis en évidence le mouvement d'extension des classe moyennes dans les société modernes qui les écarte de la bipolarisation annoncée par Marx, Henri Mendras affirme qu'il n'y a plus d'échelle unique de hiérarchie, plus de strates, mais de des groupes sociaux fluctuant dont la profession est néanmoins toujours la caractéristique principale. Il propose une « vision cosmographique » de la société. « Regardons notre société comme un ciel où les étoiles s’organisent en constellations diverses, plus ou moins cristallisées. »

Y. Lemel propose de mettre en relation revenu et niveau scolaire qui sont souvent utilisés pour les analyses de la stratification. « Sur le graphique ci dessous, les diplômes sont portés, en ordonnée de 0 à 100 correspondant au pourcentage des actifs disposant au moins du BEPC dans chaque catégorie socioprofessionnelle et les revenus sont portés en abscisse de 0 à 150. Si les deux échelles coïncidaient, tous les groupes devraient s’ordonner le long de la bissectrice. En effet, les différentes catégories d’employés et d’ouvriers, cadres moyens et supérieurs se situent à proximité de celle-ci, ils constituent l’échelle centrale de la société. Par contre les agriculteurs, les commerçants et artisans d’un côté, les professeurs et instituteurs d’un autre en sont éloignés. Les professions libérales et les industriels et gros commerçants sont très isolés. Ces deux axes délimitent donc bien un champ sur lequel les CSP se distribuent selon un ordre qui n’est par une hiérarchie unidimensionnelle.

 

Les groupes des ouvriers et employés sont très proches les uns des autres, c’est à peine si les employés du commerce ont un revenu supérieur à celui des employés de l’industrie bien que leurs diplômes sont légèrement inférieurs : toutes ces catégories peuvent être regroupées en un ensemble qu’on appellera constellation populaire. Les cadres, les enseignants et les ingénieurs sont plus dispersés que les groupes populaires mais assez proches les uns des autres quant au diplôme : ils forment une constellation centrale…A la périphérie de ces deux constellations se répartissent différentes galaxies mineures, isolées (professions libérales, grands entrepreneurs et négociants, techniciens, indépendants et agriculteurs). Dans ce schéma les pauvres et exclus sont mal repérés parce ce que beaucoup sont à la charge de leur famille, d’une institution ou complètement en marge de la société, on devrait les trouver au pied de la bissectrice. De même les groupes dirigeants sont à la fois trop réduits et trop répartis dans les catégories supérieures pour qu’apparaisse sur le graphique un « noyau dirigeant », qui devrait se situer au voisinage des professions libérales.

 

Sur le graphique une hiérarchie s’ordonne le long de la bissectrice. Si on redresse le graphique en prenant la bissectrice pour axe vertical et qu’on emprunte la forme de goutte d’eau ou de la toupie qu’utilisent les analystes de revenu, on obtient le graphique suivant qui rend compte grossièrement des proportions des différents constellations : environ 50% pour la constellation populaire, 25% pour la constellation centrale, 15% pour les indépendants, 7% pour la pauvreté et 3% pour l’élite.»

(sur le débat de la moyennisation : voir l’annexe 1 et l’annexe 3)

 

Cette approche par les groupes sociaux se retrouve dans les analyses de Bernard Cathelat (Centre de Communication Avancée) basées sur le partage de valeurs qui transcende les clivages professionnels.

Sciences humaines, n°18, janvier1992

2 - L'approche réaliste revisitée.

21 - L'analyse de DARHENDORF.

Pour Ralf Dahrendorf (Classes et conflits de classes dans la société industrielle, 1957), "les classes ne sont ni liées à la propriété, ni à l'industrie, ni aux structures économiques en général, mais en tant qu'éléments de la structure sociale et facteurs produisant le changement, elles sont aussi universelles que leur déterminant à savoir l'autorité et sa distribution spécifiques". Dahrendorf rejette le postulat marxiste selon le quel le pouvoir économique est en lui-même le pouvoir politique, même s'il est intéressant de se poser la question des relations entre les deux sphères.

Compte tenu des évolutions sans révolution au sein des sociétés industrielles, Dahrendorf élabore une théorie plus large des classes sociales et des conflits sociaux : "la distribution différentielle de l'autorité constitue le facteur déterminant des conflits. L'origine structurelle des conflits de groupe doit être recherchée dans l'agencement des rôles sociaux auxquels s'attachent domination et sujétion".

Pour définir l'autorité Dahrendorf s'appuie sur la distinction de Weber entre pouvoir et autorité.

Rappel :

Pouvoir (personne) : probabilité pour qu'un acteur engagé dans une relation sociale soit en position d'imposer sa volonté en dépit de toute résistance.

Autorité (rôle) : probabilité pour qu'un ordre ayant un contenu spécifique soit suivi par un groupe donné de personnes.

L’autorité fait toujours l'objet d'une dichotomie au sein des groupes ceux qui en ont l'exercice et ceux qui en sont privés. Cette dichotomie s'observe au sein d'un groupe, d'une institution, et entraîne logiquement la dualité des opposants. Conflits d'intérêts entre ceux qui exercent l'autorité et ceux qui en sont dépourvus.

Dahrendorf distingue l’intérêt latent et les intérêts manifestes, les premiers définissent une tendance de comportements prédéterminés, les seconds orientent consciemment l'action des acteurs. Seuls les intérêts manifestes structurent des groupes et des organisations, un groupe se caractérise par un sentiment effectif d'appartenance et une organisation minimale. D'autre part, un même individu appartient à des groupes différents, et l'autorité qu'il y détient n'y est pas toujours la même.

Au niveau de la société globale, la dichotomie de l'autorité s'observe nettement. Les acteurs et les groupes peuvent fort bien être dominants dans un secteur et assujettis dans un autre. Cette situation est la source du pluralisme des conflits. La pluralité implique la progressivité des changements. Les conflits sont moins violents mais peuvent être intenses malgré tout (au sens de l'énergie déployée par les protagonistes)

Il existe une grande diversité des conflits entre des groupes innombrables qui sont de nature et de légitimité différentes, et, ne peuvent s'ordonner en deux camps, ni se hiérarchiser. Cependant lorsqu'il y a superposition des groupes d'intérêt (autorité exercée par le mêmes personnes et les mêmes groupes) on se rapproche de la notion de classe sociale.

La classe sociale n'est que le produit de cette superposition de multiples groupes et association d'intérêts qui divisent et organisent les différents secteurs de la société. La lutte des classes apparaît comme un cas particulier des conflits de groupe localisés historiquement au milieu du 19ème siècle.

22 - La tentative de dépassement des deux approches chez Pierre Bourdieu.

Pour Pierre Bourdieu, la question de l'existence des classes n'est pas un débat académique. La représentation de la société comme un ensemble de classes en lutte pour la possession du capital dérange, car elle remet en question l'ordre établi : la classe dominante n'a pas intérêt à ce que soient dévoilés les mécanismes de sa domination. "Le mot de classe ne sera jamais neutre aussi longtemps qu'il y aura des classes : la question de l'existence ou de la non existence des classes est un enjeu de lutte des classes" (Questions de sociologie, 1984).

Bourdieu propose de dépasser l'opposition stérile entre conception réaliste et conception nominaliste, par la distinction entre classe objective et classe mobilisée.

La classe objective est un ensemble d'individus placés dans des conditions d'existence homogènes leur imposant des conditionnements propres à engendrer des pratiques semblables. Ces individus possèdent un ensemble de propriétés communes : possession de biens, de pouvoir, habitus de classe.

La classe mobilisée est la classe objective qui se rassemble, s'organise pour mener une lutte commune.

La construction des classes par Bourdieu prend en compte la profession, le niveau d'instruction, le sexe, l'âge, la résidence, mais surtout le volume et la structure du capital possédé et la trajectoire sociale des agents composant cette classe.

L'auteur distingue quatre types de capitaux :

 

 

 

 

Le capital économique, que l'on peut assimiler à la richesse (revenu et patrimoine) ;

Le capital culturel, qui prend diverses formes (scolaires et non scolaires). Il se manifeste aussi dans l'habitus ;

Le capital social est l'ensemble des ressources liées à l'appartenance à un groupe qui assure des liaisons permanentes et utiles que l'on peut mobiliser. Il se matérialise dans les clubs sélects, des rallyes, des cercles, des réceptions, etc. ;

Le capital symbolique, qui peut prendre diverses formes : l'apparence physique, la réputation, le nom, les décorations,….

Les classes sociales se définissent non seulement par le volume global de capital possédé mais aussi par sa structure. Si l'on compare les "gros commerçants" aux "professeurs", les premiers sont mieux dotés en capital économique mais moins bien dotés en capital culturel que les seconds. Enfin les membres d'une même classe en commun une certaine probabilité de mobilité sociale.

Dans sa construction, Bourdieu élargit l'approche marxiste, non seulement dans la transposition dans le champ sociologique du vocabulaire du capital, mais aussi dans l'objet des luttes entre classes qui n'est plus seulement économique mais aussi et surtout symbolique. C'est ainsi que le lancement des nouvelles modes est l'objet d'une "lutte symbolique" entre les fractions concurrentes de la classe dominante. Celle-ci cherche à maintenir sa position par une stratégie de distinction, en définissant, pour le reste de la société, le "bon goût" dans le domaine des arts : "il n'y a pas de pratique plus "classante", plus distinctive, c'est à dire plus étroitement liée à la classe sociale et au capital scolaire possédé que la fréquentation des concerts et la pratique d'un instrument noble" (P. Bourdieu, Questions de sociologie, 1984).

Pierre Bourdieu affirme donc que les classes sociales existent toujours et suggère que la division de la société en classes a des conséquences importantes sur les inégalités des chances entre individus. Il souligne également l’enjeu idéologique et politique des rapports de classes.

(Complément à l’annexe 2)

Annexe N°1

La France est-elle encore une société de classes ?

(Alternatives économiques HS N°40, avril 99)

Avec le blocage de l'ascenseur social, la dynamique vers une vaste classe moyenne a vécu. Mais les différences de modes de vie demeurent, même si l'identité collective des classes sociales a perdu de sa vigueur.

Le courant d'enrichissement et de réduction des inégalités économiques, l'accès généralisé à l'enseignement et la mobilité sociale ascendante furent, durant les Trente glorieuses, autant de tendances propices à l'amoindrissement des frontières sociales. La crise inverse ce mouvement.

La dynamique des Trente Glorieuses

Dans l'après-guerre, aux Etats-Unis, puis dans la plupart des pays développés, s'est généralisée la thèse selon laquelle le concept de classes sociales perdait de sa pertinence. Les principaux arguments étaient les suivants. Dans la sphère politique, les comportements et les choix électoraux, ainsi que les représentations étaient moins déterminés par l'appartenance professionnelle et la position hiérarchique. Dans la sphère productive, la tertiarisation aplanissait les classes, le secteur des services correspondant moins clairement que l'industrie à de claires divisions sociales. Dans la sphère de la répartition du revenu et de la consommation, l'enrichissement global de la population et la réduction des inégalités brouillait les limites des classes de consommation en raison de l'élévation rapide du pouvoir d'achat, certains biens devenant alors accessibles aux classes qui en étaient naguère exclues, comme pour l'automobile, et le reste.

D'autres arguments ont émergé par la suite, comme la diffusion de la scolarité, censée apporter plus de mobilité sociale, la création des systèmes de protection sociale, diminuant les risques de perte de revenus pour les populations les plus menacées (aussi les plus modestes), ou encore l'apparition de nouveaux mouvements sociaux, environnementalistes, féministes, régionalistes ou ethniques, qui ne correspondent en apparence à aucune division claire en termes de classes sociales.

La dynamique d'enrichissement rapide des Trente Glorieuses est largement terminée. A l'époque, avec une hausse du pouvoir d'achat de 4,2 % en moyenne chaque année, le niveau de vie des ménages doublait en seize ans environ. Comme le pouvoir d'achat d'un ménage de cadres valait un peu plus du double de celui des ouvriers, le niveau de vie des cadres d'une année donnée devait être rattrapé par celui des ouvriers en moins de vingt ans (mais les revenus des cadres continuant à progresser, le fossé n'était jamais comblé). Dans la décennie 80, le taux de croissance était de 2 % en moyenne, ce qui impliquait, à ce rythme, un rattrapage en plus d'une génération. Entre 1990 et 1995, avec un taux de 0,3 %, il faudrait attendre deux siècles pour parvenir à un résultat semblable... La cessation de la dynamique d'enrichissement éloigne chronologiquement les groupes sociaux, même si la baisse des prix de certains produits peut conduire à leur diffusion rapide dans la population (magnétoscope, téléphone portable, etc.).

La dynamique de l'enrichissement n'est pas seule en cause. Les Trente Glorieuses semblent avoir été marquées par un courant intense de réduction des inégalités. De 1962 à 1979, le rapport entre le niveau de vie du troisième et celui du premier quartile (1) était de passé de 3,5 à 2,5 ; autrement dit, la partie de la population la plus modeste a connu un enrichissement nettement plus rapide que la plus aisée. Ce mouvement a donné lieu à une « moyennisation » de la société, c'est-à-dire à la formation d'une population nombreuse en situation intermédiaire dans la hiérarchie économique et sociale.

Le mythe de la vaste classe moyenne

Mais ce mouvement a été interrompu au milieu des années 80. Les inégalités ont alors progressé de façon modérée, mais sensible, ce qui constitue un retournement par rapport à la tendance antérieure. En même temps, le développement du chômage de masse a plongé des pans entiers de la population dans la pauvreté. Pour les catégories populaires, le RMI a souvent pris le relais du Smic comme filet de sécurité dans notre société.

Le principal mouvement qui aurait pu contrarier ce diagnostic est la diminution de l'emploi industriel et l'expansion du secteur des services. En tant que tel, il porte la diminution des effectifs ouvriers, vus comme les principaux acteurs de la lutte des classes, alors que l'expansion tertiaire était censée apporter des emplois mieux qualifiés et mieux rémunérés. En fait, la position sociale et le niveau de vie des employés sont proches de ceux des ouvriers. Ce sont là deux composantes des catégories populaires : l'une tertiaire et l'autre industrielle. Comme l'expansion des uns se déroule au même rythme que le repli des autres, ces deux catégories populaires représentent, depuis un demi-siècle, la moitié de la population en emploi. Numériquement, le changement fondamental est la disparition des paysans et l'expansion concomitante des professions intermédiaires et des cadres. La lutte des classes est donc loin de disparaître faute de participants.

Par ailleurs, la mobilité sociale ascendante, qui est peu ou prou la conséquence des éléments précédents, et qui a particulièrement bénéficié aux générations qui connurent les Trente Glorieuses, est moins favorable à celles qui leur ont succédé. Les ouvriers pouvaient s'attendre à progresser dans la hiérarchie sociale et à voir leurs enfants s'intégrer à des catégories jugées plus élevées. La situation présente est en revanche moins favorable pour les jeunes, avec l'élévation des risques de déclassements sociaux, d'où une moindre identification dynamique aux catégories immédiatement supérieures.

Même la scolarité, dont on attendait beaucoup pour promouvoir la mobilité sociale, semble avoir bien peu fait pour limiter la reproduction sociale : pour les générations nées au début du siècle, seuls 15 % des enfants d'ouvriers poursuivant le plus longuement leurs études dépassaient l'âge de fin d'études des 15 % d'enfants de cadres sortant le plus tôt de l'école. Pour celles nées soixante ans après, c'est le quart le plus longtemps scolarisé des enfants d'ouvriers qui dépasse le quart inférieur des enfants de cadres. Il y a eu homogénéisation, mais nous sommes à quelques siècles encore de l'égalité des chances d'accès à l'école. Les enfants de cadres voyant leurs titres scolaires mieux valorisés sur le marché du travail, la sélection sociale par les entreprises prolonge celle de l'école.

Au bout du compte, si les classes sociales se dissolvent, ce n'est pas dans une classe moyenne indéterminée quant à ses limites et à son centre, mais plutôt dans l'incertitude des trajectoires sociales, entre celles qui montent et celles sur le déclin.

Vers un retour des classes sur la scène politique ?

Aujourd'hui, les sociologues qui partent à la recherche de la conscience de classe dans les milieux ouvriers, et plus généralement populaires, reviennent le plus souvent bredouilles. Les sondages, si on leur accorde crédit, montrent un affaiblissement de la conscience de classe dans la population française depuis la fin des années 70.

En fait, si les inégalités ont cessé de s'aplanir, si les processus de reproduction sociale ont conservé leur intensité, si les modes de vie des ouvriers et des cadres restent distincts, il est vrai aussi que l'identité collective des classes sociales a perdu de sa vigueur. Est-ce la conséquence de la perte d'intérêt des classes populaires pour leur situation au sein de la société, de l'émergence de l'individualisme, de « l'opulence » dans laquelle vit la classe ouvrière, ou simplement de ce que le système politique a cessé de voir la notion de classe comme pertinente ? La question est bien là : les classes se dissolvent-elles en elles-mêmes ou bien en raison de l'indifférence affichée des représentants politiques à leur égard ? Il se peut fort que, après avoir surestimé le processus de dissolution des classes, il faille réévaluer la situation. Autrement dit, si la fin des classes sociales est aujourd'hui la résultante d'un changement de discours et d'action plus que de la réalité sociale, le renouveau des classes pourrait venir, demain, d'un retour de la question sur la scène politique.

(1) Quartile : les quartiles séparent la population en quatre groupes égaux, le premier quartile représentant les personnes ayant le niveau de revenu le plus faible, le quatrième rassemblant le quart le plus riche.

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Annexe N° 2

Pierre Bourdieu et le positionnement social des individus

par Denis Clerc (Alternatives économiques N°147, avril 1997)

Pour Pierre Bourdieu, sociologue, la position sociale d'un individu est moins déterminée par son capital économique que par son capital culturel et social, et par la façon dont il les investit. Le système scolaire reproduit ainsi l'ordre existant en effectuant un tri entre les élèves dotés de quantités inégales de capital culturel.

Mais pourquoi donc les enfants issus des classes populaires réussissent-ils moins bien à l'école ? Si le niveau général de formation a beaucoup progressé en une vingtaine d'années, en France plus qu'ailleurs, les inégalités sociales subsistent en effet largement, notamment dans les filières de formation nobles, comme les grandes écoles ou les études de médecine. La réponse en termes individuels n'a évidemment aucune pertinence : prétendre que ce serait parce que les enfants en question sont moins intelligents ou qu'ils travaillent moins bien reviendrait à admettre que chaque milieu social est caractérisé par des prédispositions intellectuelles qui se transmettent génétiquement, donc que la démocratie - un homme, une voix - n'est qu'un leurre. D'où l'énigme : comment expliquer un fait social sans recourir à des explications de type génétique ?

La réponse de Pierre Bourdieu s'oppose aux explications qui privilégient le comportement conscient des acteurs, comme par exemple l'analyse de Raymond Boudon, un sociologue libéral qui avance une explication séduisante, en tout cas qui s'inscrit bien dans l'air du temps : ce sont les individus eux-mêmes qui font ce choix, par une démarche rationnelle " dont les paramètres sont des fonctions de la position sociale " (1). En gros, l'individu - le jeune qui suit une formation ou sa famille - décide ou non de poursuivre ses études ou de se s'inscrire dans une filière longue ou courte, en fonction d'un calcul coût/avantage/risque. Pour le jeune issu d'une famille d'un milieu aisé, choisir des études courtes, c'est accepter une " démotion " (néologisme forgé par Boudon pour désigner l'inverse d'une promotion) par rapport à son milieu d'origine : le coût (financier, social et psychologique) est donc lourd, alors que, à l'inverse, des études longues, même si elles exigent plus d'efforts et sont associées à un risque d'échec non négligeable, ont un coût (financier) faible, puisque la famille a les moyens de payer.

C'est l'inverse chez les jeunes issus de milieux populaires : le risque est élevé (en cas d'échec dans une filière non professionnelle, comment retomber sur ses pieds ?), le coût également (coût financier, mais aussi social, puisque la probabilité d'une rupture avec le milieu social d'origine est forte en cas de réussite) pour un avantage mineur (la promotion peut aussi bien être acquise avec un diplôme plus modeste).

Boudon n'est évidemment pas naïf : il admet que l'héritage culturel existe et qu'être issu d'un milieu populaire rend les choses plus difficiles que lorsqu'on est né avec une cuillère d'argent dans la bouche. Celui qui est issu d'un milieu populaire doit, pour parvenir à ses fins, déployer des efforts qui le font hésiter : " L'héritage culturel a pour effet que, à une certaine étape du cursus scolaire, la valeur scolaire tend en moyenne à décroître avec le statut social de la famille ; de même le retard tend à être plus fréquent à mesure que le statut social de la famille est plus bas. "

Le système scolaire maintient les différences sociales préexistantes

On le voit : chez Boudon, c'est au terme d'un calcul rationnel que chacun choisit d'investir plus ou moins dans la formation. Comme chez les économistes néoclassiques (2), le contexte social n'influe que dans la mesure où il rend les choses plus faciles ou, au contraire, plus difficiles. La réussite scolaire n'est en définitive qu'une décision individuelle, dictée par le calcul. C'est l'individu qui décide de son sort, ce n'est pas l'institution qui le contraint : " Les individus se comportent de manière à choisir la combinaison coût/risque/bénéfice la plus "utile" (p. 118).

Pierre Bourdieu ne partage pas, mais pas du tout, cette façon de voir. C'est d'ailleurs largement en réaction contre les livres de Bourdieu parus sur ce sujet - Les héritiers, en 1964, puis La reproduction, en 1970, tous deux en collaboration avec Jean-Claude Passeron, aux éd. de Minuit - que Raymond Boudon a publié L'inégalité des chances. Pour faire comprendre son approche, Pierre Bourdieu utilise l'image du (gentil) démon forgée par le physicien Maxwell. Ce démon est censé faire le tri dans un ensemble de particules, envoyant les plus rapides dans un récipient dont la température, de ce fait, s'élève et les plus lentes dans un autre, dont la température s'abaisse.

Et Bourdieu commente : " Le système scolaire agit à la manière du démon de Maxwell : au prix de la dépense d'énergie qui est nécessaire pour réaliser l'opération de tri, il maintient l'ordre préexistant, c'est-à-dire l'écart entre les élèves dotés de quantités inégales de capital culturel. Plus précisément, par toute une série d'opérations de sélection, il sépare les détenteurs de capital culturel hérité de ceux qui en sont dépourvus. Les différences d'aptitude étant inséparables de différences sociales selon le capital hérité, il tend à maintenir les différences sociales préexistantes " (3). Autrement dit, ce n'est pas le hasard de la distribution des intelligences qui fait le tri, mais une règle, un mécanisme dont le résultat est prévisible. Le rôle du sociologue est de dévoiler ce mécanisme et d'en expliquer le fonctionnement.

Le rôle du démon, dans l'école, est joué par " des milliers de professeurs qui appliquent aux élèves des catégories de perception et d'appréciation structurées selon les mêmes principes ", si bien que, " sans le savoir, ni le vouloir ", les enseignants, les parents et l'ensemble du système scolaire tendent à reproduire l'ordre existant. Pis : les victimes deviennent complices, car, loin de voir dans le système une source d'iniquité, ils le perçoivent comme légitime. Si les enfants des classes populaires réussissent moins bien à l'école, s'ils ne parviennent quasiment jamais à intégrer les grandes écoles au sein desquelles se recrute l'élite, ce n'est pas seulement, ni même principalement, par faute de moyens économiques.

Un facteur d'inégalité social plus qu'économique

Certes, le coût des études et des livres, l'insuffisance d'espace qui ne permet pas de disposer d'un lieu spécifique pour apprendre défavorisent les élèves issus des familles populaires. Mais s'en tenir là serait passer à côté de l'essentiel : " Les mécanismes qui assurent l'élimination des enfants des classes inférieures et moyennes agiraient presque aussi efficacement (mais plus discrètement) dans le cas où une politique systématique de bourses ou d'allocations d'études rendrait formellement égaux devant l'Ecole les sujets de toutes les classes sociales " (4). C'est même parce que le facteur d'inégalité est social, plus qu'économique, qu'il passe plus inaperçu, qu'il est légitimé par ceux-là même qui en subissent les conséquences négatives.

S'il en est ainsi, c'est parce que les critères de classement et de sélection de l'école sont au moins autant culturels que méritocratiques : l'aisance, l'art de choisir le mot juste, la facilité pour s'exprimer, la culture personnelle - c'est-à-dire ce qui a été inculqué au sein du milieu familial par les conversations, le choix des émissions de télévision, etc. -, et plus généralement l'ensemble des codes sociaux tiennent une place importante dans le jugement implicite porté par les enseignants.

Certains arrivent mieux armés que d'autres : ils disposent d'un capital culturel, c'est-à-dire d'un ensemble d'atouts qui ne doivent rien à l'intelligence et tout au milieu social. Et ces atouts leur permettent de franchir les obstacles devant lesquels les autres échouent : " Le biais de classe n'est jamais aussi marqué que dans les épreuves qui vouent le correcteur aux critères implicites et diffus de l'art traditionnel de noter, comme l'épreuve de dissertation ou l'oral, occasion de porter des jugements totaux, armés des critères inconscients de la perception sociale, sur des personnes totales, dont les qualités morales et intellectuelles sont saisies à travers les infiniment petits du style ou des manières, de l'accent ou de l'élocution, de la posture ou de la mimique, ou même du vêtement et de la cosmétique " (5)

Capital culturel et capital social

Classe : le gros mot est lâché. Bourdieu s'inscrit dans la grande tradition marxiste. Mais avec davantage que des nuances, si bien que l'on ne peut lui coller cette étiquette. Certes, il estime, comme Marx, que la réalité sociale se caractérise par des rapports de force et notamment des rapports de force économiques. Mais il existe bien d'autres champs sociaux au sein desquels se sont bâtis des types de relations sociales qui engendrent des classements. La gastronomie, par exemple, est un champ social mineur, mais bien réel, puisque, en son sein, certains vont développer un art particulier du goût, de la capacité à classer- les vins de Bordeaux ou de Bourgogne, par exemple - et, du même coup, à se classer, à être reconnu, à occuper une position sociale. Certes, la gastronomie n'est pas un champ totalement autonome, puisque déjeuner dans un trois étoiles Michelin n'est pas donné à n'importe qui.

Mais le capital économique ne suffit pas à y occuper une position déterminée. D'autres ressources sont mobilisées par les agents : capital culturel et capital social. Le premier est " un avoir devenu être, une propriété faite corps, devenue partie intégrante de la " personne " " et qui se traduit par des habitudes, des goûts, des pratiques sociales, des titres scolaires. Quant au capital social, Bourdieu le définit comme " l'ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d'un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées ". Il s'acquiert par la fréquentation des mêmes lieux, des mêmes événements (croisières, chasses, soirées, réceptions...) et le fait d'avoir les mêmes pratiques (sport, jeux, cérémonies).

La classe sociale : un système de relations

Ces ressources sont mobilisées par les agents pour obtenir une reconnaissance sociale par les autres agents qui opèrent au sein du même champ. Le capital possédé ne suffit donc pas à déterminer la position sociale d'un individu dans un champ ou un ensemble de champs : encore faut-il qu'il mobilise ce capital et le mette au service d'une stratégie, qu'il reconnaisse des enjeux. La classe sociale est donc à la fois le produit des circonstances objectives (champ de forces) et de stratégies développées par les agents (champ de luttes) qui visent à subvertir ou à conserver l'ordre établi, à maintenir ou à modifier les classements qui s'opèrent.

Une classe sociale n'est donc pas une substance, une donnée purement objective résultant de la position occupée dans le domaine de la production et " mobilisée en vue d'objectifs communs " (Bourdieu va jusqu'à dire que " les classes sociales n'existent pas " et que seul existe un espace social, " un espace de différences, dans lequel les classes existent en quelque sorte à l'état virtuel "), mais un système de relations, qui résulte d'une mobilisation, d'un investissement, d'une construction par les intéressés. Evidemment, toutes les combinaisons ne sont pas vraisemblables. C'est pourquoi il est possible de parler de détermination sociale : " Les gens qui se situent dans le haut de l'espace ont peu de chances de se marier avec des gens qui sont situés vers le bas, d'abord parce qu'ils ont peu de chances de les rencontrer physiquement (...) ; ensuite, parce que s'ils les rencontrent en passant, à l'occasion et comme par accident, ils ne "s'entendront pas", ils ne se comprendront pas vraiment et ils ne se plairont pas mutuellement " (6).

Le classement scolaire, une discrimination sociale légitimée

Le but de toutes ces luttes est de déterminer, dans un champ donné, ce qu'il est légitime de faire, de penser ou de ressentir. Dans le cas de l'école, par exemple, la fonction de l'institution n'est pas seulement de trier, elle consiste à légitimer ce tri, à faire en sorte qu'il apparaisse comme scientifique, fondé seulement sur le mérite, l'intelligence, le travail : " Le classement scolaire est une discrimination sociale légitimée et qui reçoit la sanction de la science. " L'école n'est pas au service du système social, mais son fonctionnement contribue à le reproduire. Il en est de même pour l'ensemble des dispositifs qui assurent le fonctionnement de la société comme société hiérarchique, où les dominants occupent les places enviées et les dominés acceptent d'être relégués en bas de l'échelle : " Le langage d'autorité ne gouverne jamais qu'avec la collaboration de ceux qu'il gouverne, c'est-à-dire grâce à l'assistance des mécanismes sociaux capables de produire cette complicité, fondée sur la méconnaissance, qui est au principe de toute autorité " (7).

Sans doute, est-ce un jeu, mais un jeu diablement sérieux, puisque de son issue, de la façon dont chacun investit les ressources dont il dispose, dépend le classement dans la société : " Lorsque vous lisez, dans Saint-Simon, ce qui a trait à la querelle des bonnets (qui doit saluer le premier ?), si vous n'êtes pas nés dans une société de cour, si vous n'avez pas dans la tête les structures qui sont présentes aussi dans le jeu (...), cette querelle vous paraît futile, ridicule. Si au contraire vous avez un esprit structuré conformément aux structures du monde dans lequel vous jouez, tout vous paraît évident et la question même de savoir si le jeu en vaut la chandelle ne se pose pas. Autrement dit, les jeux sociaux sont des jeux qui se font oublier en tant que jeux " (8). Les hommes ne sont pas libres de choisir de jouer ou de ne pas jouer, puisque c'est la société qui les y contraint pour qu'ils puissent s'y faire une place : " C'est la société, et elle seule, qui dispense, à des degrés différents, les justifications et les raisons d'exister ; c'est elle qui, en produisant les affaires ou les positions que l'on dit " importantes ", produit les actes et les agents que l'on juge " importants ", pour eux-mêmes et pour les autres. " Tout est toujours symbolique et, en même temps, terriblement réel.

Encore faut-il que les agents fassent ce que l'on attend d'eux. Et c'est là qu'intervient la notion clef de Bourdieu, l'habitus. Il la définit comme " un système de dispositions acquises, permanentes et génératrices " ou comme " un système de dispositions durables et transposables " (voir encadré). Grâce à l'habitus, les structures sociales s'impriment dans nos têtes et contribuent à la fois à la reproduction de la société et à son changement.

Les comportements participent d'une stratégie sociale

En apparence, donc, rien de plus antithétique que les approches de Boudon et de Bourdieu, la première centrée sur l'individu, la seconde sur la société. Pourtant, il leur a été reproché de tomber tous deux dans l'économisme (9). De fait, on trouve chez Bourdieu un langage par certains côtés proche de l'économie : investissement, intérêt, marché, capital. Au-delà du langage, il soutient la thèse que le moindre de nos comportements participe d'une stratégie sociale, fût-elle inconsciente ou dictée par le milieu. A cette critique, Bourdieu répond ainsi : " L'évolution des sociétés tend à faire apparaître des univers (ce que j'appelle des champs) qui ont des lois propres, qui sont autonomes. (...) Ce qui fait courir et concourir les gens dans le champ scientifique n'est pas la même chose que ce qui les fait courir et concourir dans le champ économique. "

Rien n'est gratuit, tout est intéressé, même ce qui se présente comme désintéressé. Mais ce n'est pas pour autant que l'intérêt économique - la raison, l'utilité, la recherche du gain ou du confort - domine : la société ne se réduit pas à l'argent. On peut faire la sociologie de l'économie, mais on ne peut faire l'économie de la sociologie.

(1) L'inégalité des chances, coll. Pluriel, éd. Le Livre de Poche, 1994, p. 112. L'édition originale de cet ouvrage est parue en 1973 chez Armand Colin.

(2) D'ailleurs, p. 110 de L'inégalité des chances, Boudon écrit que sa théorie " est une sorte d'adaptation qualitative d'un modèle d'inspiration économique ".

(3) Raisons pratiques, coll. Points, éd. du Seuil, 1994, p. 40-41.

(4) Les héritiers, éd. de Minuit, 1964, p. 111.

(5) La reproduction, éd. de Minuit, 1970, p. 200.

(6) Id., p. 26.

(7) Ce que parler veut dire, éd. Fayard, 1982, p. 113.

(8) Raisons pratiques, p. 151.

(9) Dans Réponses (éd. du Seuil, 1992), Loïc Wacquant, qui interroge Bourdieu à propos de cette critique, relève en note que le reproche émane notamment de Catherine Paradeise, Alain Caillé, Marshall Sahlins et de quelques autres.

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Annexe N°3

Sous la fracture, les classes

par Dominique Sicot (Alternatives économiques HS N°29, juillet 1996)

Le débat social en France s'est focalisé autour de l'exclusion, rebaptisée fracture sociale depuis la dernière élection présidentielle. Les classes auraient disparu. Pourtant, les rapports de domination et d'exploitation existent toujours et divisent la société.

Pendant trente ans, jusqu'au milieu des années 70, le débat social s'est structuré en France autour du thème des inégalités. Avec l'explosion du chômage et de la pauvreté, il s'est déplacé sur celui de l'exclusion, rebaptisée fracture sociale depuis la dernière élection présidentielle. Derrière cette évolution se cachent deux modes très différents de représentation de la société. L'un correspond à une vision hiérarchisée et verticale, l'autre à une vision horizontale et plate. La première laisse place aux antagonismes entre groupes sociaux, la seconde impose l'idée d'un large consensus, d'une vaste uniformisation tout juste contrariée par quelques situations extrêmes. Pourtant, la simple observation de sens commun, confirmée par les statistiques et les études sociologiques, montre la persistance des distances et des inégalités sociales dont l'exclusion n'est que la forme extrême.

Comment nier que les rapports d'exploitation et de domination sont toujours à l'ordre du jour et divisent la société en classes ? Mais leurs contours sont incertains, faute de repères identitaires forts. Et si les tensions et les conflits sont multiples et parfois violents, ils demeurent fragmentés : les classes ont du mal à trouver leur conscience.

Au cours des Trente glorieuses, le débat sur les inégalités a mobilisé les syndicats et les partis de gauche et alimenté la réflexion des intellectuels. La grille des professions et catégories socioprofessionnelles (CSP), mise en place par l'Insee en 1954 et remaniée en 1982, apportait un matériau statistique et des arguments chiffrés. La prospérité économique, le plein-emploi, la législation sociale et les conventions collectives tiraient tout le monde, ou presque, vers le haut. Mais le partage demeurait inégal et la réduction des inégalités, qu'il s'agisse des revenus, des conditions de vie, de l'accès à l'enseignement et à la culture, voire des patrimoines pour les plus radicaux, servait de moteur aux luttes sociales. La classe ouvrière revendiquait son dû aux capitalistes.

Des années 50 aux années 80, l'écart des revenus s'est effectivement resserré et les modes de vie se sont uniformisés. Tout le monde, ou presque, a eu la télé, une voiture, des vacances à la mer et des enfants au lycée. Les cols blancs ont submergé les cols bleus et la culture du bureau a détrôné celle de l'usine. Pendant ces années de croissance, s'est imposée l'idée d'une vaste classe moyenne homogène constituée de salariés - une nouvelle petite bourgeoisie - englobant une partie des ouvriers et des employés qui progressaient vers le haut pour se rapprocher des cadres. A l'opposé, on parlait volontiers de l'éclatement de la classe dirigeante : la bourgeoisie d'affaires et d'Etat semblait perdre ses privilèges au profit de jeunes diplômés, issus du rang et démocratiquement recrutés par concours.

Certains sociologues et philosophes, comme Alain Touraine, ont même considéré que les classes sociales avaient disparu dans la société française, que cette grille de lecture n'était plus pertinente, que les clivages passaient désormais entre des catégories " modernisatrices " et d'autres " archaïques ". La thèse de la disparition des classes sociales s'est appuyée sur le recul des sentiments d'appartenance de classe, sensible dans les sondages, tout particulièrement pour la classe ouvrière. Mais aussi sur le fait que le travail et la vie professionnelle ne seraient plus qu'un élément parmi d'autres dans la formation des groupes et des identités sociales, le sexe, la génération ou l'ethnie, par exemple, devenant tout aussi importants.

Paradoxalement, alors que l'on dissertait sur l'embourgeoisement général, la fracture se mettait en place. Avec la crise économique, l'explosion du chômage et la précarisation du travail, la pauvreté, qui n'avait jamais été totalement éradiquée, mais était devenue moins visible, a fait une irruption massive sur la scène sociale. Le débat s'en est trouvé bouleversé.

La fracture se met en place

Le terme d'exclusion s'est imposé dans le vocabulaire des chercheurs et des hommes politiques. Les politiques sociales se sont recentrées sur ceux qui en ont le plus besoin, comme l'ont expliqué les gouvernements successifs. Il y a donc eu, d'un côté, les exclus, du travail, du logement, d'une vie décente, de la dignité, et de l'autre, les inclus, tous les autres qui ont la chance d'avoir un travail et de ce fait ont vite été assimilés, dans certains discours politiques, à des privilégiés, quelles que soient leurs rémunérations et leurs conditions de travail.

Pourtant, l'exclusion ne frappe pas au hasard. Le chômage touche les ouvriers et les employés plutôt que les cadres, les moins qualifiés plus que les autres, sa récente progression chez les cadres et les jeunes diplômés ne doit pas faire illusion. Et le chômage est d'autant plus long que l'on est au bas de l'échelle professionnelle. L'échec scolaire choisit également ses cibles et la relégation en cité de béton près du périphérique n'a pas la même probabilité sur tous. Une récente enquête de l'Institut national d'études démographiques (Ined), réalisée en février et mars 1996 à Paris auprès de 591 personnes sans domicile utilisant des services d'hébergement et de nourriture, a montré que près de la moitié d'entre eux étaient fils d'ouvrier, les autres étant fils d'employé, d'agriculteur, d'artisan ou de petit commerçant.

L'exclusion ne fait que reproduire les inégalités antérieures en les creusant et en les transformant en une sorte de mécanique infernale et inexorable. L'immense majorité des nouveaux pauvres est issue des milieux populaires traditionnels. L'ascenseur social a inversé son cours : il redescend en priorité et plus vite ceux qui s'étaient hissés avec le plus de peine dans la terre promise de la classe moyenne. L'exclusion a gardé la mémoire des classes.

Le salariat existe toujours, les revendications aussi

Même en ce qui concerne les inclus, les inégalités demeurent fortes et se sont à nouveau accentuées depuis le milieu des années 80. L'écart entre le revenu fiscal des 10 % de foyers les plus riches et des 10 % les plus pauvres est passé de 13,9 à 17,9 entre 1984 et 1990 (1). Les écarts de patrimoine net entre les différentes catégories sociales vont de 1 à 9,5, et même de 1 à 13,5 pour les seuls patrimoines de rapport. Si l'enseignement secondaire et l'Université se sont démocratisés, l'accès aux grandes écoles, voie royale vers les plus hautes fonctions politiques, administratives et économiques, demeure l'apanage des enfants des milieux les plus favorisés. Si les modes de vie se sont en partie uniformisés, il y a eu parallèlement un déplacement des différences et des inégalités. On part en vacances, mais pas forcément au même endroit. Tout le monde boit du coca, mais certains s'offrent du champagne quand d'autres se contentent de mousseux.

Impossible toutefois de découper la société en classes comme un gâteau en parts, ni compter les membres de l'une ou l'autre catégorie comme on le ferait pour les cerises posées sur le même gâteau. Les classes sociales, selon les sociologues, n'existent que dans une perspective dynamique, dans les rapports conflictuels, antagonistes, qu'elles entretiennent entre elles et qui redéfinissent en permanence leur contenu et leur identité. Les marxistes privilégient les rapports d'exploitation économique, les autres courants les rapports de domination sociale.

Or, la fin du salariat, souvent prophétisée ou affirmée, n'est pas encore là. Certes, il s'est métamorphosé, mais il reste toujours le lot de 87 % des actifs qui doivent donc vendre leur travail pour vivre. Les groupes sociaux, qui détiennent l'essentiel du pouvoir et de l'argent, ne se sont pas élargis ni dans leurs contours ni dans leur recrutement. Le travail, ou son manque, la place occupée dans le process de travail jouent toujours un rôle déterminant dans la structuration des identités des individus et des groupes sociaux, même si d'autres médiations interviennent. L'exploitation économique n'a donc pas disparu et son impact demeure primordial. La domination découlant des inégalités en capital social, culturel et symbolique est également loin d'être abolie. L'école, ouverte à tous et démocratique, enseigne en fait la culture légitime et le langage châtié de la classe dominante.

Quant à la conflictualité sociale, si elle subit des fluctuations, elle est loin d'avoir disparu, même au sein du monde du travail. Il y a toujours des grèves - celles des services publics à la fin de l'année 1995 l'ont rappelé avec force -, des revendications salariales, des luttes, souvent même très radicales. Certes, elles sont différentes de celles des années 60 : plus éclatées (certains disent corporatistes), souvent défensives, elles ont aussi du mal à intégrer les chômeurs et les précaires.

Les transformations de l'économie et des modes de vie ont brouillé les frontières de classes. L'identité ouvrière s'est effritée, l'identité classe moyenne demeure improbable. Si les inégalités sont fortes et visibles, les recompositions autour d'intérêts collectifs à définir et à défendre, autour d'un projet politique alternatif mobilisateur et largement partagé sont longues à se faire. La classe dominante, elle, certes non exempte de clivages, a toujours une culture, un projet et une conscience.

voir " Inégalités : le révélateur fiscal ", Alternatives économiques n° 119.

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Annexe N°4

Petite histoire de classe

par Hélène Desbrousses et Bernard Peloille * (Alternatives économiques HS N°29, juillet 1996)

Tantôt discret, tantôt sur le devant de la scène, le mot classe a été plus ou moins utilisé et a pris des significations différentes selon les époques.

Marx n'a pas inventé les classes sociales. Le mot classe est utilisé en France dans son sens moderne depuis le XVIIIe siècle. En Grande-Bretagne, des économistes comme Ricardo et Smith ont utilisé la notion de classes sociales. En France, dès avant la Révolution, le terme de classe est présent dans L'Encyclopédie et utilisé par des auteurs comme Quesnay, Turgot ou Necker. A des degrés divers, ces auteurs définissent les classes en relation avec leur rôle dans la production des richesses et leur rapport à la propriété. Ils les situent les unes par rapport aux autres à l'intérieur d'un ensemble de rapports économiques, indépendamment de tout critère de condition, de statut ou de prestige. La définition du mot peuple, proposée par L'Encyclopédie, évoque une " classe du peuple " qui ne recouvre pas l'ensemble du Tiers Etat. Formée des ouvriers et des laboureurs, elle ne comprend ni les négociants et financiers ni les gens de loi et gens de lettres. Elle se définit par rapport à la production et aux besoins sociaux et se compose de ceux qui doivent travailler parce qu'ils n'ont pas d'autres moyens de subsister.

Des distinctions qui tiennent aux manières et aux goûts

Le thème des classes est présent au moment de la Révolution. Le Peletier parle de la classe des " citoyens prolétaires ", " la plus nécessaire peut-être ", dont la seule propriété est dans le travail. Il souligne son rôle dans la production des richesses. Robespierre, de son côté, signale l'opposition entre les riches, les propriétaires privés, les spéculateurs bourgeois, et les pauvres, le peuple, ceux qui n'ont d'autre propriété qu'eux-mêmes. Toutefois, la définition se rétrécit. On tend à occulter les contradictions sociales du monde moderne (capital et travail) en leur substituant des oppositions fonctionnelles, entre science et ignorance, capacité et incapacité politique.

Cette tendance à un rétrécissement du mode de définition des classes tend à devenir dominant après la Révolution, à l'exception des courants socialistes et marxistes. On reconnaît l'existence de classes sociales, mais sans établir clairement leurs liens réciproques au sein des rapports de production. On insiste plutôt sur une opposition entre science et ignorance. Aux définitions en termes de classes liées aux rapports généraux de production et d'échange, vont succéder des définitions en termes de fonctions, de strates, de hiérarchies de fortunes, de pouvoir ou de culture.

Finalement, la distinction essentielle est celle qui se manifeste entre classes supérieures et inférieures, laquelle est liée à l'éducation, sous la forme scolaire et plus encore sous la forme d'un ensemble de manières, de goûts et de langage. Le pouvoir et l'influence sont fondés sur l'opinion. Ils ne découlent pas des places tenues au sein des rapports sociaux de production.

La possibilité d'un rapprochement des classes n'est dès lors pas exclue, sans qu'il soit nécessaire de bouleverser les rapports de propriété, puisque n'existent plus entre les classes que des écarts et des différences de conditions, non des oppositions socialement fondées dans l'infrastructure économique de la société. Seule la féodalité aurait construit un véritable règne des classes, la notion de classe étant confondue avec celle d'état, conçu en tant que production d'une inégalité artificielle. Les distinctions de classes (états) ayant été abolies, la société, moyennant que l'on reconnaisse que les inévitables inégalités subsistantes sont naturelles, tendrait à la fusion des classes.

Les classes s'effacent

Quel est l'enjeu de tels modes de définition ? Peut-être de démontrer que les contradictions sociales et la lutte des classes ne sont fondées que sur des idées (des idéologies) et sur l'activité de partis aux théories pernicieuses (socialisme et communisme). Quant aux inégalités persistantes, on les explique par la psychologie individuelle, voire la biologie. Dans toutes les sociétés, il existerait des individus plus forts et plus malins, d'où des distinctions de fortune et de propriété qui ne sont que secondaires. Ainsi, on n'est pas ouvrier parce qu'on ne dispose que de sa force de travail, mais parce qu'on a une mentalité d'ouvrier ; et on n'est pas patron parce qu'on exploite le travail des autres, mais parce qu'on a une certaine hauteur de vue.

Si le mot classe a changé de signification selon les époques, il a également été plus ou moins utilisé. Ces fluctuations sont mises en évidence, par exemple, en recensant les intitulés d'ouvrages et d'articles consacrés à l'analyse de la société depuis le début du siècle. Le mot classe est tour à tour privilégié ou occulté. Dans les années 1903-1912, entre les deux guerres ou dans les années 1953-58 et 1964-72, son usage est abondant, tandis qu'un espace en creux se fait jour depuis les années 80. Si l'on recense les notions qui lui sont associées, des variations sont également visibles. Autour des années 1938-39, 1953-60, 1970-80, on parle davantage des classes moyennes, le patronat et la bourgeoisie étant également très présents dans les années 1910-12 ou 1924-29.

Les fluctuations apparaissent également si l'on analyse les titres des articles parus dans deux grandes revues de sociologie, la Revue française de sociologie et les Cahiers internationaux de sociologie. Les notions de classe et de classe ouvrière tour à tour s'enflent et s'effacent. Après mai 1968, ils sont fréquemment mentionnés dans les intitulés d'articles, dans les années 1978-81, on trouve plutôt des termes liés à des conditions particulières : OS (ouvrier spécialisé), travailleurs immigrés, pauvres. Dans les années suivantes, ces mots semblent eux-mêmes disparaître au profit de termes centrés sur des modes de regroupement situés en deçà des clivages sociaux : familles, ethnies, régions, espaces, cultures.

* Chercheurs au CNRS. Ils ont dirigé " De l'économie à la politique, le thème des classes sociales ", Cahiers pour l'analyse concrète, n° 35, 1995 (Centre de sociologie historique, BP 215, 45202 Montargis cedex). Cette publication reprend les principaux enseignements de leur séminaire de DEA de l'année 1993-94 au sein de la formation doctorale de philosophie politique dirigée par Georges Labica à l'université de Paris X-Nanterre.

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